Page:Tinayre - La Maison du péché, 1941.djvu/201

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— Quand ?

— Demain… Après-demain, au plus tard… Dom Robert m’attend.

— Demain !

— Il faut que vous sortiez d’ici, tous liens rompus. Je vous enlève, je vous isole sur une terre sacrée, sans autre horizon que le ciel.

— Demain !… Mais puis-je briser ces liens qui m’enserrent, puis-je me retrouver libre, demain ? C’est impossible !… Laissez-moi réfléchir encore… Je ne peux pas m’en aller, sans voir Fanny, sans lui dire adieu…

— Non, mon cher enfant, dit Forgerus, il faut faire le sacrifice entier sans lâche complaisance, et non pas dans huit jours, non pas dans trois jours, non pas demain : aujourd’hui même… Et vous le ferez, généreusement. Ce sacrifice épouvante la nature ; il paraît inhumain parce qu’il est surhumain, et certes aucun homme, par ses seules forces, ne saurait l’accomplir… C’est la parole de l’Apôtre : « Je ne peux rien, mais je peux tout en Celui qui me fortifie… » Dieu vous fortifiera. Dieu vous aide, obscurément, à votre insu. Il vous a sauvé de l’habituelle mortelle en multipliant vos dégoûts : il a changé pour vous en fruits de cendre ces voluptés, les plus douces aux hommes charnels ; il vous a tourmenté, harcelé, réveillé sans trêve, et il n’y a pas eu d’heure délicieuse où vous n’ayez senti son aiguillon. À peine faites-vous un pas vers la pénitence, vous êtes porté, soulevé ; et cette femme que vous croyez encore si proche de vous, si étroitement liée à vous, vous êtes déjà très loin d’elle. En vérité, je suis confondu, saisi d’admiration, si je considère l’œuvre du Seigneur en vous… Mais si je considère l’état où vous tomberiez par une rechute, je suis frappé de crainte et de douleur. Quelle déchéance ! Quelle misère !… Et je ne parle pas seulement des disgrâces dont vous seriez accablé ; ni de ces querelles, de ces jalousies, de ces compromissions secrètes, rançon infamante de l’amour humain. Je parle de la misère d’une âme enlisée dans l’habitude, incapable même de souffrir… N’appréhendez-vous pas cette mort spirituelle, ce silence de Dieu ?… »

Longtemps, M. Forgerus parla. Répondant aux questions, anéantissant les objections avant même qu’Augustin les eût formulées, il exprimait avec un art singulier les intimes aspirations de cette pauvre âme fascinée par un chimérique idéal. L’homme vieillissant, qui n’avait connu les passions que dans les livres et