Page:Tinayre - La Maison du péché, 1941.djvu/59

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maître d’hôtel… Mais j’en ai vu bien d’autres, avec mon mari.

— Il avait les dents longues, Pierre Manolé !

— Il n’a pas mis trois ans à manger ma petite dot ! C’est vrai qu’il ne la mangeait pas tout seul… On l’aidait.

— Je me demande comment vous avez pu lui pardonner quand il est revenu, après son aventure… »

Elle murmura :

« Il était irresponsable, vous le savez bien… Il était fils d’alcoolique, et il avait visité de bonne heure tous les paradis, naturels et artificiels. Il avait de l’esprit sans raison, du génie sans talent, de la sensibilité sans bonté. Parfois naïf et câlin comme un enfant, il devenait tout d’un coup sombre, inquiet, taciturne… Il avait d’abominables fantaisies… Vous ne pouvez pas savoir, Barral !

— Je sais…

— Non… personne au monde… Mais pourquoi parler de ce malheureux ? Je ne pouvais plus l’aimer, mais je ne pouvais oublier que je l’avais aimé…

— Vous êtes bonne…

— On le dit… Tant mieux !… Mais on dit aussi du mal de moi.

— Et que dit-on ?

— Des infamies… Je suis seule ; je n’ai ni mari, ni père, ni frère pour me défendre : alors, les méchants ne se gênent pas… On raconte, par exemple, que je suis une… femme d’amour ! »

Barral les connaissait, ces « infamies », qui étaient surtout des sottises. Il avait rencontré Fanny trois ans plus tôt, chez Mme Lassauguette, et, avant d’entrer dans l’intimité de la jeune femme, il avait entendu des gens, et quelles gens ! porter sur elle les jugements les plus divers.

Personne n’ignorait l’histoire de Mme Manolé, fille naturelle de Jean Corvis et d’un modèle italien, mariée à un compositeur presque fou, qui l’avait ruinée et abandonnée et qui était revenu mourir dans ses bras. Des amis et des camarades vantaient la bonté, le courage, la générosité de cette jeune femme ; ils vantaient même sa beauté et son talent. Et cet éloge, souvent maladroit, provoquait des dénigrements systématiques des envieux et des envieuses. Fanny Manolé avait du talent ?… C’est qu’elle avait été à bonne école, élevée au milieu des rapins et des modèles. N’avait-elle pas, elle-même, posé demi-nue et peut-être toute nue, devant son père qui l’aimait un peu, beaucoup, passionnément ?