Aller au contenu

Page:Tinayre - La Maison du péché, 1941.djvu/9

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

sombre, des cheveux sombres, se perdaient dans le bitume du fond, mais la face émergeait, la face d’une pâleur ardente, où vivaient les yeux bleus.

« C’est une peinture de Philippe de Champaigne, dit le précepteur. Je reconnais le style du vieux maître.

— Après l’exode des Chanteprie en Hollande, ces portraits tombèrent aux mains de mon arrière-grand-oncle Adhémar, qui les donna par testament à mon trisaïeul. Cet Adhémar affligea sa famille par le libertinage de son esprit et le désordre de ses mœurs. Il prétendait que l’homme était naturellement bon, et préconisait « le retour à la nature ».

— C’était un disciple de Rousseau, un « homme sensible » !

— Oui, le sophiste de Genève avait corrompu son esprit et son cœur. La lecture de l’Héloïse acheva de le dépraver. Il fit construire un pavillon au fond du jardin et planter un bouquet d’arbres qu’il appela le « Bosquet de Julie ». Ce pavillon devait abriter une danseuse, une certaine Rosalba-Rosalinde, transfuge de l’Opéra et que les gens du roi recherchaient pour la conduire aux Repenties. Pendant trois ans, M. de Chanteprie et cette créature vécurent ensemble, secrètement, occupés de musique et de jardinage. Ils cultivaient toutes les variétés du pavot, la fleur préférée d’Adhémar. Puis, un soir, le vieux laquais qui les servait trouva M. Chanteprie étendu sur un banc du Bosquet… mort d’apoplexie… La Rosalinde passa en Angleterre.

— Et le pavillon existe encore ? demande M. Forgerus.

— Oui. J’ai fait réparer le premier étage, et vous y trouverez un agréable logement… Ainsi cette maison du péché deviendra la maison de l’étude et de la prière. J’ai résolu de ne point intervenir dans l’éducation de mon fils, car la femme ne sait pas élever l’homme… Vous vivrez donc chez vous, servi par Jacquine, libre de sortir à votre fantaisie et de recevoir qui vous plaira. »

M. Forgerus comprit que Mme de Chanteprie ne voulait pas loger sous son toit un homme qui n’était point son parent.

« Je vous remercie mille fois, madame. Mais je n’userai guère de cette liberté que vous m’accordez. Je n’ai plus de famille, je n’ai pas d’amis, et j’aime la solitude. »

Soudain, un bruit de voix retentit dans le vestibule, et la porte s’ouvrit, livrant passage à un ecclésiastique. Un vieux monsieur et une vieille dame suivaient.