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Page:Tite Live - Histoire romaine (volume 1), traduction Nisard, 1864.djvu/24

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À ce peu de faits se borne ce que l’on connaît de Tite-Live. Après la mort d’Auguste, il retourna à Padoue, et y mourut à l’âge de soixante-seize ans, l’an de Rome 770, la quatrième année du règne de Tibère, et le même jour, a-t-on dit, qu’Ovide mourut à Tomes. Théodore de Bèze a composé sur ce synchronisme, qui n’est nullement prouvé, une élégie latine où sa muse éplorée donnait des larmes à un rapprochement de dates probablement imaginaires.

La mémoire de Tite-Live est restée chère aux Padouans. Ils crurent, en 1413, avoir retrouvé son tombeau, et, quelques années après, en 1451, ils firent, non sans douleur, présent de son bras droit à Alphonse V, roi d’Aragon, qui l’avait fait demander par l’entremise d’Antoine de Palerne, célèbre par sa passion pour les lettres latines. Ce prince mourut avant d’avoir érigé à l’historien le monument où il voulait en déposer les restes. L’hôtel-de-ville de Padoue semble élevé à la gloire de Tite-Live, tant il est plein de son image et de son nom. On y voit son mausolée, œuvre considérable, accompagné d’inscriptions et surmonté d’un très-ancien buste de marbre de cet historien. Ailleurs, au-dessus d’une des portes, est une autre statue en pierre qui le représente tenant un livre ouvert.

De la grande histoire de Tite-Live, il ne nous est parvenu que trente-cinq livres, c’est-à-dire à peine la quatrième partie ; plusieurs de ces livres même ne sont pas entiers. Le désir de retrouver tout l’ouvrage a été l’occasion de recherches, de voyages et de négociations importantes, dont l’histoire n’est pas sans intérêt. Les premières éditions de Tite-Live, de la fin du quinzième siècle et du commencement du seizième, ne contiennent que la première, la troisième et la quatrième décade, ou série de dix livres ; division adoptée, à ce qu’il paraît, par l’historien lui-même. Suivant le père Niceron, deux livres furent retrouvés et publiés, en 1518, par Ulric de Hutten, à qui l’on doit Pline, Quintilien et Ammien-Marcellin. Pétrarque, aussi célèbre parmi les savants, pour sa connaissance et son amour de l’antiquité, qu’il l’est, dans le monde, pour ses sonnets à Laure, n’épargna rien, ni correspondance, ni voyages, ni argent, pour retrouver au moins la seconde décade ; mais tous ses efforts furent inutiles. On découvrit depuis, dans la bibliothèque de Mayence, une partie des troisième et trentième livres, et ce qui manquait au quarantième. Les cinq derniers furent trouvés, en 1531, dans l’abbaye de Saint-Gall, en Suisse, par Simon Grynée, l’ami de Luther et de Mélanchton. Enfin, le père Horrion, jésuite, retrouva, parmi les manuscrits de la bibliothèque de Bamberg, la première partie du troisième et du trentième livre, et il les publia deux ans après.

Là s’arrête l’histoire, non de ces recherches, mais de ces découvertes partielles ; ce qui suit n’en est plus guère que le roman. Thomas Derp, professeur à l’université de Leyde, assure que les Arabes possédaient dans leur langue une traduction complète de Tite-Live. Mais les uns la plaçaient à Fez, les autres à la Gouletta, d’autres enfin dans la bibliothèque de l’Escurial. Tout le monde la chercha ; personne ne la vit. Le voyageur Pietro della Valle avait prétendu qu’en 1615 la bibliothèque du sérail possédait un Tite-Live entier ; cet ouvrage fut dès lors ardemment convoité de toute part. Le grand-duc de Toscane en fit vainement, dit-on, offrir 20,000 piastres. Instruit de ce refus, l’ambassadeur de France, Achille de Harlay eut recours à un autre moyen ; il fit proposer secrètement à celui qui avait la garde des livres du sérail 40,000 écus de celui-là. Le marché fut conclu ; mais on avait prévenu le gardien infidèle,qui ne put pas retrouver l’ouvrage. En 1682, si l’on en croit l’abbé Bourdolot[1], des Grecs de l’île de Chio vinrent traiter avec Colbert d’un Tite-Live entier,dont le prix fut fixé à 60,000 francs ; ils repartirent, et on ne les revit plus. On a dit encore que Tite-Live était mystérieusement conservé, en Écosse, dans la petite île d’Iona, fière de posséder seule ce trésor. Chapelain, dans une lettre à Colomiés, raconte que des manuscrits, donnés par l’abbaye de Fontevrault à l’apothicaire du couvent, furent vendus par lui à un mercier de Saumur, qui en couvrit longtemps les objets de son commerce, et qu’un acheteur sans doute plus lettré que l’apothicaire et le mercier reconnut ainsi des titres latins des huitième, dixième et onzième décades ; mais le reste du manuscrit n’était déjà plus dans la boutique du marchand,et la découverte en demeura là. En 1772, Paul-Jacques Bruns, que le docteur Kennicott avait envoyé à ses frais en Italie, pour y examiner les manuscrits latins, distingua, dans la bibliothèque du Vatican, sous le texte des livres de Tobie, de Job et d’Esther, une ancienne écriture en lettres onciales. Les noms de quelques généraux romains et celui de Tite-Live en haut du recto ne lui permirent plus de douter qu’il venait d’en découvrir une partie ; mais c’en était une bien petite : il avait seulement retrouvé un fragment du quatre-vingt-onzième livre, qu’il fit bientôt paraître, et qu’ont reproduit depuis les meilleures éditions.

Cette découverte est la dernière. On n’a encore rien pu déchiffrer, dans les manuscrits d’Herculanum,qui fasse espérer de voir un jour combler ces lacunes, que Freinsheimius a cependant essayé de remplir, dans la langue même de l’historien latin, par des suppléments, meilleurs il est vrai que ceux qu’il a faits pour Quinte-Curce.

Ce n’est pas seulement aux outrages du temps qu’il faut attribuer ces pertes, mais peut-être aussi à la haine stupide d’un empereur et au zèle fanatique d’un pape. Caligula, associant Tite-Live à sa haine pour Homère et Virgile, avait, on le sait, ordonné de bannir de toutes les bibliothèques leurs

  1. Probablement l’abbé Bourdelot (note Wikisource).