Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/347

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tout à la fois un grand nombre de courtisanes et une multitude de femmes honnêtes.

Un pareil état de choses produit de déplorables misères individuelles, mais il n’empêche point que le corps social ne soit dispos et fort ; il ne détruit pas les liens de famille et n’énerve pas les mœurs nationales. Ce qui met en danger la société, ce n’est pas la grande corruption chez quelques uns ; c’est le relâchement de tous. Aux yeux du législateur la prostitution est bien moins à redouter que la galanterie.

Cette vie tumultueuse et sans cesse tracassée, que l’égalité donne aux hommes, ne les détourne pas seulement de l’amour en leur ôtant le loisir de s’y livrer ; elle les en écarte encore par un chemin plus secret, mais plus sûr.

Tous les hommes qui vivent dans les temps démocratiques contractent plus ou moins les habitudes intellectuelles des classes industrielles et commerçantes ; leur esprit prend un tour sérieux, calculateur et positif ; il se détourne volontiers de l’idéal pour se diriger vers quelque but visible et prochain qui se présente comme le naturel et nécessaire objet des désirs. L’égalité ne détruit pas ainsi l’imagination ; mais elle la limite et ne lui permet de voler qu’en rasant la terre.

Il n’y a rien de moins rêveur que les citoyens d’une démocratie, et l’on n’en voit guère qui veuillent s’abandonner à ces contemplations oisives et solitaires qui précèdent d’ordinaire et qui produisent les grandes agitations du cœur.