Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/371

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Il y a tel Américain qui, au lieu d'aller dans ses moments de loisir danser joyeusement sur la place publique, ainsi que les gens de sa profession continuent à le faire dans une grande partie de l'Europe, se retire seul au fond de sa demeure, pour y boire. Cet homme jouit à la fois de deux plaisirs : il songe à son négoce, et il s'enivre décemment en famille.

Je croyais que les Anglais formaient la nation la plus sérieuse qui fût sur la terre, mais j'ai vu les Américains et j'ai changé d'opinion.

Je ne veux pas dire que le tempérament ne soit pas pour beaucoup dans le caractère des habitants des États-Unis. Je pense, toutefois, que les institutions politiques y contribuent plus encore.

Je crois que la gravité des Américains naît en partie de leur orgueil. Dans les pays démocratiques, le pauvre lui-même a une haute idée de sa valeur personnelle. Il se contemple avec complaisance et croit volontiers que les autres le regardent. Dans cette disposition, il veille avec soin sur ses paroles et sur ses actes, et ne se livre point, de peur de découvrir ce qui lui manque. Il se figure que pour paraître digne il lui faut rester grave.

Mais j'aperçois une autre cause plus intime et plus puissante qui produit instinctivement chez les Américains cette gravité qui m'étonne.

Sous le despotisme les peuples se livrent de temps en temps aux éclats d'une folle joie ; mais, en général, ils sont mornes et concentrés, parce qu'ils ont peur.