Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 8.djvu/16

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joui comme elles et plus peut-être qu'aucune d’elles, d’immenses priviléges. Elle avait renfermé dans son sein presque toutes les lumières et toutes les richesses de la société : elle avait possédé la terre, et gouverné les habitants.

Mais, à la fin du dix-huitième siècle, la noblesse française ne présentait plus qu’une ombre d’elle-même ; elle avait perdu tout à la fois son action sur le prince et sur le peuple. Le roi prenait encore en elle les principaux agents du pouvoir, mais en cela il suivait instinctivement une ancienne coutume plutôt qu’il ne reconnaissait un droit acquis. Depuis longtemps il n’existait plus de noble qui pût se faire craindre du monarque, et réclamer de lui une part du gouvernement.

L’influence de la noblesse sur le peuple était moindre encore. Il existe entre un roi et un corps de nobles une affinité naturelle qui, même à leur insu, les rapproche l’un de l’autre. Mais l’union de l’aristocratie et du peuple n’est pas dans l’ordre habituel des choses, et il n’y a que des efforts continus qui puissent l’opérer et la maintenir. Il n’existe, à vrai dire, pour une aristocratie que deux moyens de conserver son influence sur le peuple : le gouverner, ou s’unir à lui pour modérer ceux qui le gouvernent. Il faut, en d’autres termes, que les nobles restent ses maîtres, ou deviennent ses chefs.

Loin que la noblesse française se fut mise à la tête des autres classes pour résister avec elles aux abus du pouvoir royal, c’était au contraire le pouvoir royal qui jadis s'était uni au peuple pour lutter contre la tyrannie