Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/247

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Il existe, en effet, une antipathie profonde et naturelle entre l’institution du mariage et celle de l’esclavage. Un homme ne se marie point quand il est dans sa condition de ne pouvoir jamais exercer l’autorité conjugale ; quand ses fils doivent naître ses égaux, et qu’ils sont irrévocahlement destinés aux mêmes misères que leur père ; quand, ne pouvant rien sur leur sort, il ne saurait connaître ni les devoirs, ni les droits, ni les espérances, ni les soucis dont la paternité est accompagnée. Il est facile de voir que presque tout ce qui incite l’homme libre à consentir une union légitime, manque à l’esclave par le seul fait de l’esclavage. Les moyens particuliers dont peut se servir le législateur ou le maître, pour l’exciter à faire ce qu’il l’empêche de désirer, seront donc toujours inutiles.

La même remarque peut s’appliquer à tout le reste.

Comment éclairer et fortifier la raison d’un homme, tant qu’on le retient dans un état où il lui est inutile et où il pourrait lui être nuisible de raisonner ? On ne saurait sérieusement s’en flatter. De même, il est superflu de vouloir rendre actif et diligent un ouvrier qui est forcé de travailler sans salaire ; et c’est un effort puéril qu’entreprendre de donner l’esprit de conduite et les habitudes de la prévoyance à celui dont la condition est de rester étranger à son propre sort, et qui voit son avenir entre les mains d’un autre.

La religion elle-même ne peut pas tonjours pénétrer jusqu’à l’esclave ; et elle ne saurait presque jamais l’atteindre que d’une manière très-superficielle.

Tous ceux qui ont eu occasion de vivre dans nos colonies s’accordent à dire que les nègres y sont fort disposés à recevoir et à retenir les croyances religieuses, « Les nègres sont avides de religion, » dit M. le gouverneur-général de la Martinique, dans un de ses derniers rapports.

Cependant, il paraît certain que les mêmes nègres n’ont encore conçu que des idées très-obscures et à peine arrêtées en matière de religion. Cela peut être attribué, en partie, au petit nombre de prêtres qui habitent les colonies, au peu de zèle de quelques-uns d’entre eux, et à l’indifférence habituelle des maîtres sur ce point. Mais ce ne sont là, on doit le dire, que des causes secondaires ; la cause première est encore et demeure l’esclavage lui-même.

Cela se comprend sans peine et s’explique aisément par ce qui précède.