Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/250

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. le gouverneur de la Guadeloupe, dans son rapport du 25 décembre 1838, dit, en parlant de la réunion extrordinaire du conseil colonial : « Une espèce de panique s’est répandue, à cette occasion, dans la campagne ; le bruit a circulé que les esclaves étaient disposés à prendre leur liberté de vive force, si elle ne leur était pas donnée au 1er janvier. Aucun fait n’est venu à l’appui des inquiétudes qui se sont manifestées. Toutefois, il est certain que les ateliers sont travaillés par la pensée d’une prochaine émancipation. »

Il est facile de concevoir qu’une pareille situation est pleine de périls, et qu’elle fait déjà naître une partie des maux que la destruction de l’esclavage peut produire, sans amener aucun des biens qu’on doit attendre de la liberté. Déjà ce n’est plus un ordre régulier et stable, c’est un état transitoire et orageux : la révolution qu’on voudrait empêcher est commencée. Le colon, qui voit chaque jour s’avancer vers lui cette révolution inévitable, est sans avenir, partant sans prévoyance. Il ne commence pas de nouvelles entreprises, parce qu’il n’est pas certain de pouvoir en recueillir le fruit. Il n’améliore rien, parce qu’il n’est sûr de rien. Il entretient mal ce qui peut-être ne doit pas lui appartenir toujours. L’incertitude de leurs destinées prochaines pèse sur les colonies d’un poids immense ; elle comprime leur intelligence et abat leur courage.

C’est, en partie, à cette cause qu’il faut attribuer le malaise pécuniaire qui se fait sentir dans nos colonies. Les terres et les esclaves y sont sans acheteurs, parce qu’il n’y a pas d’avenir certain pour les propriétaires et pour les maîtres. Ces mêmes effets s’étaient du reste fait voir dans la plupart des colonies anglaises, durant l’époque qui a précédé immédiatement l’abolition de l’esclavage. On peut s’en convaincre en lisant les discussions du Parlement anglais, dans la session de 1858.

Si cet état se prolongeait longtemps encore, il ruinerait les blancs et laisserait peu d’espérance d’arriver jamais, d’une manière paisible et heureuse, à l'affranchissement des noirs.

Dans ce relâchement graduel et involontaire du lien de l’esclavage, le nègre s’accoutume peu à peu à l’idée d’être craint ; il attribue volontiers ce que l’humanité fait faire en sa faveur à la terreur qu’il inspire. Il devient un mauvais esclave, sans acquérir

    été françaises, l’exemple de ce qui s’y passe est encore plus contagieux pour nos îles.