Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/268

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Il est permis de croire que, dans plusieurs des colonies, et peut-être dans la plupart d’entre elles, l’apprentissage rencontra plus d’obstacles encore dans les dispositions des maîtres que dans celles des anciens esclaves. On ne peut guère douter, en lisant les documents qui ont été fournis à la commission, et particulièrement les règlements, les enquêtes, les mémoires et les journaux des colons, eux-mêmes, que ceux-ci, mécontents d’un changement qui leur avait été imposé par la mère-patrie, n’aient d’abord essayé de conduire les nègres affranchis de la même manière dont ils les conduisaient esclaves, et qu’ils n’aient ensuite cherché à se venger des résistances que ces façons d’agir faisaient naître. Cela paraît surtout sensible dans les colonies que leurs institutions rendaient le plus indépendantes de la métropole. Il est peu de lois coloniales rendues à la Jamaïque[1] depuis le bill d’émancipation, qui ne paraissent avoir pour but de retirer aux nègres quelques-unes des garanties ou des avantages que ce bill leur avait assurés.

  1. Il serait, du reste, très-injuste de juger toutes les colonies anglaises à esclaves par la Jamaïque. Non-seulement la Jamaïque est une île très-grande et très-peuplée, puisqu’elle a environ 64 lieues de long sur 25 lieues de large, et 427,000 habitants, dont 592,000 nègres ; mais la population y présente un caractère particulier, qui ne se trouve nulle part au même degré.
    Presque tous les propriétaires de la Jamaïque sont absents. La direction de leurs biens est livrée à des gens d’affaires qui ne restent sur les lieux qu’autant de temps qu’il faut pour s’enrichir. Le même agent est communément chargé de la direction de plusieurs propriétés. On en voit, dans les documents parlementaires, qui ont jusqu’à 10,000 nègres sous leurs ordres. L’administration de ces agents était en général très-dure : ils ne pouvaient surveiller la conduite de leurs inférieurs, et ils ne prenaient aucun intérêt à la population noire qui leur était confiée. Il parait certain que presque partout où les propriétaires habitaient eux-mêmes, la transition de l’esclavage à l’apprentissage a été facile ; ce qui semble bien indiquer que les plus grands obstacles sont venus des blancs et non des noirs. Cette même idée se trouve, du reste, reproduite très-souvent dans la correspondance des gouverneurs anglais, et surtout dans celle des gouverneurs de la Guyane et de la Jamaïque. On trouve notamment cette phrase dans une dépêche du gouverneur de la Guyane, à la date du 18 novembre 1855 : « Sur toutes les propriétés où on a eu à se plaindre des apprentis, il a été invariablement reconnu, après examen, que les gérants ou gens d’affaires avaient tué les porcs des nègres ou avaient détruit leurs jardins ; que les heures de travail avaient été divisées par eux de manière à ce que les