Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/285

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cher à la fois toutes ses prérogatives que d’en céder volontairement la moindre partie, comment la noblesse coloniale, qui a pour traits visibles et indélébiles la couleur de la peau, se montrerait-elle plus tolérante et plus modérée ? Les émigrés ne répondaient d’ordinaire que par des outrages à ceux de leurs amis qui leur montraient l’inutilité et le péril de la résistance. Ainsi font les colons. Il ne faut pas s’en étonner, la nature humaine est partout la même.

Ce que les colons disent aujourd’hui, ils l’ont déjà dit bien des fois. Quand, il y a treize ans, il s’est agi d’abolir l’infâme trafic de la traite, la traite, à les entendre, était indispensable à l’existence des colonies. Or, la traite a été. Dieu merci, abolie dans nos possessions d’outre-mer, et le travail n’en a pas souffert. Le nombre des noirs s’est même accru ; et les mêmes hommes qui se sont si longtemps opposés à la mesure se félicitent maintenant qu’elle ait été prise. L’émancipation des gens de couleur devait jeter dans la confusion et dans l’anarchie le monde colonial. Les gens de couleur sont émancipés et l’ordre n’a pas souffert. Les colons se trompaient donc alors ? Il est permis d’affirmer qu’ils se trompent encore aujourd’hui. C’est le statu quo qui perdra les colonies ; tout observateur impartial le reconnaît sans peine. Et, s’il y a pour la France un moyen de les conserver, c’est l’abolition seule de l’esclavage qui peut le fournir.

Les colons ont l’air de croire que, s’ils parvenaient à réduire au silence les hommes qui prononcent en ce moment en France le mot d’abolition, ou s’ils obtenaient du gouvernement l’assurance positive que toute idée d’abolition est abandonnée, l’esclavage serait sauvé et avec lui la vieille société coloniale. C’est se boucher les yeux pour ne point voir. Un homme sensé peut-il croire que deux ou trois petites colonies à esclaves, environnées et pour ainsi dire enveloppées par de grandes colonies émancipées, puissent longtemps vivre dans une semblable atmosphère ? Est-ce que, d’ailleurs, l’abolition dans les colonies anglaises peut être considérée comme un accident ? Faut-il y voir un fait isolé de l’histoire particulière d’un peuple ? Non, sans doute. Ce grand événement a été produit par le mouvement général du siècle, mouvement qui, grâce à Dieu, dure encore. Il est le produit de l’esprit du temps. Les idées, les passions, les habitudes de toutes les sociétés européennes poussent depuis cinquante ans de ce côté. Quand, dans tout le monde chrétien