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Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/286

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et civilisé les races se confondent, les classes se rapprochent et se mêlent parmi les hommes libres, l’institution de l’esclavage peut-elle durer ? On ignore encore par quel accident elle doit finir dans chacun des pays qu’elle occupe, mais il est déjà certain que dans tous elle finira. Si elle a de la peine à subsister dans les colonies qui appartiennent à des peuples d’Europe chez lesquels les institutions, les mœurs nouvelles n’ont pas encore pu établir leur empire, comment des colons qui font partie de la nation la plus libre et la plus démocratique du continent de l’Europe pourraient-ils se flatter de la maintenir ?

Les chambres, le gouvernement, presque tous les hommes politiques de quelque valeur ont déjà solennellement reconnu que l’esclavage colonial devait avoir un terme prochain. Dépend-il d’eux de se rétracter ? De pareilles paroles prononcées dans une semblable affaire se reprennent-elles ? N’est-il pas évident que l’idée de l’abolition de l’esclavage naît en quelque sorte forcément de toutes nos autres idées et que, tant que l’abolition ne sera pas faite, il se trouvera en France des voix nombreuses pour la réclamer, une opinion publique pour y applaudir, et bientôt un gouvernement pour la prononcer ? Il n’y a pas d’homme raisonnable et placé en dehors des préjugés de couleur qui n’aperçoive cela avec la dernière clarté, et qui ne voie que la société coloniale est tous les jours à la veille d’une révolution inévitable. L’avenir lui manque, par conséquent la condition première de l’ordre, de la prospérité et du progrès. Donc déjà l’esclave ne porte qu’en frémissant une chaîne qui doit bientôt se briser. Qu’est-ce aujourd’hui que l’esclavage, dit un des premiers magistrats d’une de nos colonies, sinon un état de choses où l’ouvrier travaille le moins qu’il peut pour son maître, sans que celui-ci ose lui rien dire ? De son côté, le maître, sans certitude du lendemain, n’ose rien changer, il redoute d’innover, il n’améliore point ; à peine a-t-il le courage de conserver ; les propriétés coloniales sont sans valeur ; on n’achète point ce qui ne doit pas avoir de durée. Les propriétaires coloniaux sont sans ressources et sans crédit. Qui pourrait consentir à s’associer à une destinée qu’on ignore ?

Les embarras se multiplient donc tous les jours, la gêne s’augmente, la détresse et le découragement gagnent sans cesse. Au lieu de faire d’énergiques efforts, les colons se livrent de plus en plus à de vains regrets, à des colères impuissantes, à un désespoir impro-