Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol10.djvu/410

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sant que plus il y a de tués, plus on a de mérite. Que Dieu regarde de là-haut et les écoute ! cria le prince André d’une voix menaçante, grinçante. Ah ! mon ami, ces derniers temps la vie m’est impossible. Je crois que je commence à trop comprendre, et ce n’est pas bon, pour l’homme, de goûter de l’arbre du bien et du mal. Mais ce n’est pas pour longtemps, — ajouta-t-il. — Eh ! tu dors ? et pour moi aussi c’est l’heure. Va à Gorki, dit tout à coup le prince André.

— Oh non ! répondit Pierre en regardant le prince André avec des yeux effrayés et tendres.

— Va, va, avant la bataille il faut bien dormir, répéta le prince André. Il s’approcha rapidement de Pierre et l’embrassa. — Adieu, va, cria-t-il. Nous reverrons-nous ?… Non… Et, en se détournant rapidement, il rentra dans le hangar.

Il faisait déjà nuit et Pierre ne pouvait distinguer si l’expression du visage du prince André était méchante ou tendre.

Pierre resta quelque temps immobile, se demandant s’il fallait le suivre ou aller à la maison. « Non, il ne faut pas, décida Pierre ; et je sais que c’est notre dernier entretien. » Il soupira profondément et retourna à Gorki.

Le prince André, rentré dans son hangar, s’allongea sur un tapis mais ne put s’endormir. Il ferma les yeux. Des images succédaient aux images ; sur l’une d’elles il s’arrêta longuement, avec