Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol11.djvu/235

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— « C’est peut-être ma chemise posée sur la table, — pensa le prince André, — et ce sont mes jambes, et c’est la porte, mais pourquoi tout cela s’étend-il et : boire… boire… boire… oire… oire… oire et boire… boire… boire… Assez, cesse, je t’en prie ! » suppliait-il quelqu’un.

Et, tout à coup, les idées et les sentiments reparurent avec une clarté et une force extraordinaires.

— « Oui, l’amour ! pensa-t-il avec une clarté parfaite, mais pas cet amour qui aime pour quelque chose, à propos ou à cause de quelque chose, mais cet amour que j’ai éprouvé pour la première fois, quand, en mourant, j’aperçus mon ennemi et l’aimai. J’ai éprouvé cet amour qui est l’essence même de l’âme et qui n’a pas besoin d’objet. Même maintenant, j’éprouve ce sentiment de béatitude : aimer son prochain, aimer ses ennemis, aimer tout, aimer Dieu dans toutes ses manifestations. On peut aimer d’amour humain une personne chère, il n’y a qu’un ennemi qu’on puisse aimer d’amour divin. C’est pourquoi j’ai éprouvé tant de joie quand j’ai senti que j’aimais cet homme. Qu’est-il devenu ? Est-il encore vivant ? »

« L’amour humain peut passer à la haine, mais l’amour divin ne peut se modifier : rien, pas même la mort, ne peut le détruire. Il est le sens de l’âme. Combien de personnes ai-je haïes dans ma vie, et de toutes, je n’ai ni tant aimé, ni tant haï