Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol12.djvu/465

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quelles l’un et l’autre puisent leurs renseignements. Pour un historien (c’est toujours de la bataille que nous parlons), la source principale, c’est les rapports des chefs particuliers et du général en chef. L’artiste ne peut rien puiser à ces sources, elles ne disent rien pour lui, ne lui expliquent rien. C’est peu : l’artiste se détourne de sources pareilles : il y trouve le mensonge forcé. Il n’est pas besoin de dire que les deux adversaires décrivent presque toujours la bataille d’une façon opposée. Dans chaque description de la bataille il y a nécessairement des mensonges qui découlent du besoin de décrire en quelques mots les actes de milliers d’hommes dispersés sur quelques verstes et qui se trouvent dans l’état moral le plus surexcité, sous l’influence de la peur, de la honte et de la mort.

Dans la description des batailles on écrit ordinairement que telles ou telles troupes étaient dirigées pour attaquer tel ou tel point et qu’ensuite on a ordonné de reculer, etc. Si l’on suppose que cette même discipline qui a plié des dizaines de mille hommes à la volonté d’un seul a eu la même action quand il s’agit de la vie et de la mort, quiconque a été à la guerre a pu se convaincre que ce n’est pas vrai[1]. Et cependant c’est sur cette sup-

  1. Après la publication de la première partie de Guerre et Paix et de la description de la bataille de Schœngraben, on m’a rapporté à ce propos les paroles de N. N. Mouraviev-Karski. Ces paroles m’ont fortifié absolument dans ma conviction. N. N. Mouraviev, commandant en chef, a dit que jamais il n’avait lu une plus exacte description de la bataille et que, par expérience, il est convaincu que pendant la bataille il est impossible d’exécuter l’ordre du commandant en chef.