Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol12.djvu/95

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Et tout d’un coup il se représenta vivement un petit vieux oublié depuis longtemps, le maître qui, dans son enfance, en Suisse, lui enseignait la géographie. — « Attends, dit le vieillard, et il montre à Pierre le globe terrestre. C’est une sphère vivante, mobile, sans dimensions. Toute sa surface se compose de gouttes serrées les unes contre les autres, et toutes se remuent, se déplacent, tantôt plusieurs se confondent en une seule ou une se divise en plusieurs. Chaque goutte tâche de prendre une plus grande place, mais les autres, tendant à la même chose, la serrent, parfois l’englobent, parfois se confondent avec elle.

— « Voilà la vie, dit le vieux maître.

« C’est simple et clair ! pensa Pierre. Comment ne le savais-je pas auparavant ? Au milieu c’est Dieu, et chaque goutte veut s’élargir pour le refléter en dimensions plus grandes, et elle grandit, se confond, se serre et disparaît sur la surface, s’enfonce dans les profondeurs et de nouveau reparaît. Voici Karataïev, voici : il s’élargit, il est disparu ! »

— « Vous avez compris, mon enfant ? » dit le maître.

Vous avez compris, sacré nom ! cria une voix, et Pierre s’éveilla.

Il se souleva et s’assit. Près du bûcher, était accroupi sur la pointe des pieds un Français qui venait de repousser un soldat russe. Il faisait griller un morceau de chair embroché dans une baguette. Ses mains rouges, veinées, velues, aux doigts