Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol26.djvu/127

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en me demandant combien il fallait donner. Je donnais toujours plus et je voyais chaque fois, que le pauvre s’éloignait de moi mécontent. Si ma connaissance avec le pauvre était encore plus avancée, mon incertitude sur ce qu’il fallait lui donner, augmentait encore plus, et, combien que je donnasse, le pauvre devenait encore plus sombre et mécontent. C’était général : si, après m’être rapproché d’un pauvre, je lui donnais trois roubles et plus, presque toujours, je le voyais s’assombrir, même le mécontentement et la colère passaient sur son visage, et il arrivait qu’après avoir reçu dix roubles, il s’éloignait sans même dire merci, comme si je l’avais offensé ; et moi dans ces cas, je me sentais toujours gêné, honteux et coupable. Si pendant des semaines, des mois, des années, je suivais le pauvre, je l’aidais, lui exprimais mes avis et me rapprochais de lui ; alors ce rapprochement devenait une souffrance. Je voyais que le pauvre me méprisait, et je sentais qu’il avait raison.

Quand je passe dans la rue, et que lui, qui se tient là, me demande, comme aux autres passants, trois kopeks, si je les lui donne, alors je suis pour lui, un passant bon, généreux, qui donne le fil dont on tisse la chemise pour un homme nu[1]. Il n’attend rien de plus que le fil, et si je le lui donne il me bénit sincèrement. Mais si je m’arrête et cause avec lui

  1. L’auteur fait ici allusion au proverbe russe que voici : « Si chacun donne un fil, l’homme nu sera vêtu. » (N. d. T.)