Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol26.djvu/27

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avions cessé d’avoir peur l’un de l’autre. Le plus près de moi, était un paysan au visage bouffi, à la barbe rousse, au cafetan déchiré, les pieds nus dans des galoches usées. Il faisait huit degrés au-dessous de zéro. Nos regards se rencontraient pour la troisième ou quatrième fois et je me sentais si rapproché de lui, que non seulement je n’avais pas honte de lui parler, mais qu’au contraire j’avais honte de ne lui pas dire quelque chose. Je lui demandai d’où il venait. Il répondit très volontiers, et se mit à causer. Les autres se rapprochèrent. Il était de Smolensk, il était venu chercher du travail pour avoir du pain et de quoi payer les impôts — « Il n’y a pas de travail, dit-il, les soldats ont accaparé tout le travail. Et voilà, je vous jure que je vivote ! Je n’ai pas mangé depuis deux jours. » Il parlait timidement en essayant de sourire. Un vendeur de sbitene[1], un vieux soldat, se trouvait là. Je l’appelai. Il versa le breuvage. Le paysan prit le verre chaud dans ses mains, et avant de boire, tâcha de profiter de la chaleur pour se réchauffer les mains. Tout en se réchauffant, il me racontait ses aventures. Les aventures ou le récit des aventures étaient presque toujours les mêmes ; d’abord un petit travail qui ensuite manquait ; ici, dans l’asile de nuit, la bourse avec l’argent et le passeport avaient été volés, maintenant plus moyen de partir de

  1. Boisson chaude populaire, composée, d’eau, de miel et d’épices.