Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol4.djvu/276

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sespoir sincère, profond. Il ne me regardait pas, il était assis immobile.

— Pourquoi si désespéré ? — dis-je.

— Parce que je suis un misérable ; cette vie m’a détruit. Tout ce qui était en moi, tout est mort. Je souffre maintenant, non plus avec orgueil, mais avec lâcheté. Je n’ai plus déjà de dignité dans le malheur. On m’humilie sans cesse. Je supporte tout. Je vais au-devant des humiliations. Cette boue a déteint sur moi, je suis devenu moi-même grossier, j’ai oublié ce que je savais, je ne puis plus parler le français, je me sens vil et méprisable. Je ne puis me débattre dans ce milieu, non, je ne le puis pas. Je serais peut-être un héros, donnez-moi un régiment, des épaulettes, des trompettes, mais marcher à côté d’un sauvage Anton Boudarenko quelconque, etc., et sentir qu’entre lui et moi il n’y a aucune différence, que c’est tout égal qu’on tue lui ou moi, cette pensée me tue. Comprenez-vous combien est terrible la pensée qu’un déguenillé quelconque me tuera, moi, un homme qui pense et souffre et que ce serait la même chose que de tuer à côté de moi Antonov, une créature qui ne se distingue en rien d’un animal, et qu’il peut arriver qu’on me tue précisément moi et non Antonov, comme il arrive toujours, une fatalité pour tout ce qui est supérieur et bon. Je sais qu’ils m’appellent poltron, soit, je suis poltron, je suis en effet un poltron, et je ne peux pas ne pas l’être.