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Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol5.djvu/166

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Et devant cette table d’hôte anglaise, en regardant toutes ces dentelles, ces rubans, ces bagues, ces cheveux pommadés, ces habits de soie, j’ai souvent pensé combien de femmes seraient heureuses et feraient d’heureux, vêtues de ces atours.

Il est étrange de penser combien ici d’amis et d’amants, les plus heureux amis et les plus heureux amants, sont peut-être côte à côte sans le savoir. Et Dieu sait pourquoi ils ne le sauront jamais et ne se donneront jamais l’un à l’autre ce bonheur qu’ils pourraient se donner facilement et qu’ils désirent tant.

J’étais triste comme toujours après un repas pareil et, sans prendre de dessert, je partis l’humeur sombre, me promener dans la ville. Les rues étroites, sales, sans éclairage, les boutiques qu’on fermait, la rencontre d’ouvriers ivres et de femmes allant chercher de l’eau où de femmes en chapeaux qui, en regardant autour d’elles, le long des murs, se cachaient dans les ruelles, non seulement ne dissipaient pas mais aggravaient ma sombre disposition d’esprit. Dans les rues il faisait tout à fait nuit, quand, sans regarder autour de moi, sans rien penser, je pris la direction de l’hôtel, espérant, par le sommeil, me débarrasser de ma morne disposition d’esprit. Un froid terrible me gagnait l’âme. Je me sentais isolé et triste, sans aucune cause précise, comme il arrive parfois quand on se trouve en un nouvel endroit.