Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol6.djvu/148

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marquaient involontairement cette heureuse famille. À la sortie même de la ville, les Doutlov dépassèrent les recrues.

Les recrues se tenaient en cercle autour d’un cabaret. Une recrue, avec cette expression anti-naturelle que donne à un homme le front rasé, enfonçait sur sa nuque son bonnet gris et jouait habilement de la balalaïka. Un autre, sans bonnet, une bouteille d’eau-de-vie à la main, dansait au milieu du cercle. Ignate arrêta le cheval et descendit pour ficeler la guide. Tous les Doutlov se mirent à regarder curieusement l’homme qui dansait et ils l’applaudissaient avec joie. La recrue semblait ne voir personne, mais sentait grossir le public qui l’admirait, et cela augmentait sa force et son adresse. La recrue dansait très bien. Ses sourcils étaient froncés, son visage rouge, immobile, sa bouche figée dans un sourire qui avait perdu depuis longtemps son expression. Il semblait concentrer toutes les forces de son être à poser le plus rapidement possible un pied après l’autre, tantôt sur le talon, tantôt sur la pointe. Parfois il s’arrêtait soudain, clignait des yeux au joueur de balalaïka, et celui-ci se mettait à faire trembler encore plus rapidement toutes les cordes de l’instrument, et même à frapper des phalanges sur la caisse. La recrue s’arrêtait, mais ne paraissait pas immobile, elle semblait danser.

Tout à coup, il commençait à se mouvoir lente-