Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol6.djvu/186

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après le palefrenier chef, celui-ci se justifiait en disant qu’il n’avait pas ordonné de me laisser et que les autres palefreniers avaient fait cela de leur plein gré. Le général promit de faire fouetter tout le monde, et dit qu’on ne pouvait pas me laisser entier.

Le palefrenier jura de faire tout ; ils se turent et s’en allèrent. Je ne comprenais rien, mais je remarquais qu’il s’agissait de me faire quelque chose…

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Le lendemain je cessais de hennir pour toujours. J’étais devenu ce que je suis. Le monde entier se changeait à mes yeux. Rien ne m’était cher. Je me concentrai et me mis à réfléchir. D’abord j’avais un dégoût de tout, je cessais de boire, de manger, de marcher, je ne pensais plus à jouer. Parfois il me venait en tête de sauter, de hennir, mais aussitôt se présentait la question terrible : Pourquoi ? Pourquoi ? Et mes dernières forces se perdaient.

Une fois on me promena le soir pendant qu’on ramenait le troupeau du champ. Encore de loin, j’aperçus un nuage de poussière avec les silhouettes vagues, connues, de toutes nos femelles. J’entendais les hennissements joyeux, les piaffements. Je m’arrêtai, bien que la bride par laquelle me tirait le palefrenier me coupât la nuque, et je me mis à observer la troupe qui s’avançait. Je voulais voir ce bonheur perdu pour toujours. Elle s’avançait et je