Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol6.djvu/187

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distinguais l’une après l’autre les figures connues, belles, majestueuses, saines, grasses ; quelques-unes même se tournèrent vers moi. Je m’oubliai, et, malgré moi, par vieille habitude, je me mis à hennir et à trotter, mais mon hennissement était triste, ridicule, insensé. Dans le troupeau, on n’a pas ri, mais je remarquai que plusieurs, par convenance, se détournaient de moi. Évidemment ils éprouvaient de la peine, de la honte, et surtout je leur paraissais drôle. Mon cou mince, mon expression, ma grande tête (j’avais maigri pendant ce temps), mes longues jambes gauches et ma sotte allure au trot que, par vieille habitude, j’avais fait autour du palefrenier, tout cela leur paraissait risible. Aucun ne répondit à mon hennissement, tous se détournèrent de moi. Je compris d’un coup à quel point j’étais devenu pour toujours étranger à tous, et je ne me rappelle plus comment je revins au logis avec le palefrenier,

Auparavant déjà j’avais du penchant pour les choses sérieuses, la réflexion ; maintenant une transformation se faisait en moi : ma couleur pie, qui excitait tant de mépris de la part des hommes, mon malheur terrible, inattendu, et ma situation particulière au haras, que je sentais, mais que je ne pouvais encore nullement m’expliquer, me forçaient à réfléchir. Je réfléchis à l’injustice des hommes envers moi parce que j’étais pie ; je réfléchis à la mobilité de l’amour maternel et, en