Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/307

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seuls s’y entendent. Aussi ne suis-je pas froissé de voir les paysans acheter nos terres ; le propriétaire ne fait rien, le paysan travaille, il est juste que le travailleur prenne la place de celui qui reste oisif, c’est dans l’ordre. Mais ce qui me vexe et m’afflige, c’est de voir dépouiller la noblesse par l’effet, comment dirais-je, de son innocence. Ici c’est un fermier polonais qui achète à moitié prix, d’une dame qui habite Nice, une superbe terre. Là c’est un marchand qui prend en ferme pour un rouble la dessiatine ce qui en vaut dix. Aujourd’hui c’est toi qui, sans rime ni raison, fais à ce coquin un cadeau d’une trentaine de mille roubles.

— Eh bien après ? fallait-il compter mes arbres un à un ?

— Certainement, si tu ne les as pas comptés, sois sûr que le marchand l’a fait pour toi ; et ses enfants auront le moyen de vivre et de s’instruire : ce que les tiens n’auront peut-être pas.

— Que veux-tu ? à mes yeux, il y a mesquinerie à cette façon de calculer. Nous avons nos affaires, ils ont les leurs, et il faut bien qu’ils fassent leurs bénéfices. Au demeurant, c’est une chose sur laquelle il n’y a plus à revenir… Et voilà mon omelette favorite qui arrive, puis Agathe Mikhaïlovna nous donnera certainement un verre de sa bonne eau-de-vie. »

Stépane Arcadiévitch se mit à table, plaisanta gaiement Agathe Mikhaïlovna et assura n’avoir pas mangé de longtemps un dîner et un souper pareils.