Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/522

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Sa liaison avec Anna avait un moment calmé le ver rongeur de l’ambition déçue, en attirant sur lui l’attention générale, comme sur le héros d’un roman ; mais le retour d’un ami d’enfance, le général Serpouhowskoï, venait de réveiller ses anciens sentiments.

Le général avait été son camarade de classe, son rival d’études et d’exercices du corps, le compagnon de ses folies de jeunesse ; il revenait couvert de gloire de l’Asie centrale, et, à peine rentré à Pétersbourg, on attendait sa nomination à un poste important ; on le considérait comme un astre levant de premier ordre. Auprès de lui, Wronsky, libre, brillant, aimé d’une femme charmante, n’en faisait pas moins triste figure, comme simple capitaine de cavalerie auquel on permettait de rester indépendant tout à son aise.

« Certainement, se disait-il, je ne porte pas envie à Serpouhowskoï, mais son avancement prouve qu’il suffit à un homme comme moi d’attendre son heure, pour faire rapidement carrière. Il y a de cela trois ans à peine, il était au même point que moi ; si je quittais le service, je brûlerais mes vaisseaux ; en y restant, je ne perds rien ; ne m’a-t-elle pas dit elle-même qu’elle ne voulait pas changer sa situation ? Et puis-je, possédant son amour, envier Serpouhowskoï ? »

Il frisa lentement le bout de sa moustache, se leva et se mit à marcher dans la chambre. Ses yeux brillaient, et il éprouvait le calme d’esprit qui succé-