Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/530

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ne le ferais-je pas : n’as-tu pas été souvent le mien ? Notre amitié est au-dessus de cela. Oui, donne-moi carte blanche, et je t’entraînerai sans que cela y paraisse.

— Comprends donc que je ne demande rien, dit Wronsky, si ce n’est que le présent subsiste. »

Serpouhowskoï se leva, et se plaçant devant lui : « Je te comprends, mais écoute-moi : nous sommes contemporains, peut-être as-tu connu plus de femmes que moi (son sourire et son geste rassurèrent Wronsky sur la délicatesse qu’il mettrait à toucher l’endroit sensible), mais je suis marié, et, comme a dit je ne sais qui, celui qui n’a connu que sa femme et l’a aimée, en sait plus long sur la femme que celui qui en a connu mille…

— Nous venons, cria Wronsky à un officier qui s’était montré à la porte pour les appeler de la part du colonel. Il était curieux de voir où Serpouhowskoï voulait en venir.

— La femme, selon moi, est la pierre d’achoppement de la carrière d’un homme. Il est difficile d’aimer une femme et de rien faire de bon, et la seule façon de ne pas être réduit à l’inaction par l’amour, c’est de se marier. Comment t’expliquer cela, continua Serpouhowskoï que les comparaisons amusaient ? Suppose que tu portes un fardeau : tant qu’on ne te l’aura pas lié sur le dos, tes mains ne te serviront à rien. C’est là ce que j’ai éprouvé en me mariant ; mes mains sont tout à coup devenues libres ; mais traîner ce fardeau sans le mariage, c’est