Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/90

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« Trêve de plaisanteries, continua Oblonsky, suppose une femme charmante, modeste, aimante, qui a tout sacrifié, qu’on sait pauvre et isolée : faut-il l’abandonner, maintenant que le mal est fait ? Mettons qu’il soit nécessaire de rompre, pour ne pas troubler la vie de famille, mais ne faut-il pas en avoir pitié ? lui adoucir la séparation ? penser à son avenir ?

— Pardon, mais tu sais que, pour moi, les femmes se divisent en deux classes, ou, pour mieux dire, il y a des femmes et des… Je n’ai jamais rencontré de belles repenties ; mais des créatures comme cette Française du comptoir avec ses frisons me répugnent et toutes les femmes tombées aussi.

— Et l’Évangile, qu’en fais-tu ?

— Laisse-moi tranquille avec ton Évangile. Jamais le Christ n’aurait prononcé ces paroles s’il avait su le mauvais usage qu’on en ferait ; c’est tout ce qu’on a retenu de l’Évangile. Au reste je conviens que c’est une impression personnelle, rien de plus. J’ai du dégoût pour les femmes tombées, comme toi pour les araignées ; tu n’as pas eu besoin pour cela d’étudier les mœurs des araignées, ni moi celles de ces êtres-là.

— C’est commode de juger ainsi ; tu fais comme ce personnage de Dickens, qui jetait de la main gauche par-dessus l’épaule droite toutes les questions embarrassantes. Mais nier un fait n’est pas y répondre. Que faire ? dis-moi, que faire ?

— Ne pas voler de pain frais. »