Page:Tolstoï - Carnet du Soldat, trad. Bienstock.djvu/30

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sauf les cas peu fréquents où vous allez à la vraie guerre, c’est toute votre occupation, depuis le grade le plus élevé jusqu’au plus infime.

Chez vous vient un jeune homme, transplanté de sa famille à l’autre bout du monde, un jeune homme persuadé que ce serment mensonger — défendu par l’évangile — qu’il a prêté, le lie irrévocablement, de même qu’un coq posé sur le parquet et autour duquel on trace une ligne, pense qu’il est lié à ce trait. Il vient chez vous avec une entière soumission et l’espoir que vous, plus âgé, plus intelligent et plus savant, ne lui enseignerez rien que le bon. Et vous, au lieu de le délivrer des superstitions qu’il a apportées avec lui, vous lui en inculquez de nouvelles, plus insensées, plus grossières et plus nuisibles, sur la sainteté du drapeau, sur l’empire quasi-divin du tzar, sur l’obligation de la soumission absolue vis-à-vis de ses chefs. Et quand, avec l’aide des procédés élaborés dans votre métier d’abrutir les hommes, vous l’amenez à un état pire que celui de la bête, à cet état dans lequel il est prêt à tuer tous ceux qu’on lui ordonne de tuer, même ses frères sans armes, alors avec fierté vous le montrez aux chefs et recevez pour cela des récompenses et des remerciements. Être un assassin c’est terrible, mais amener à cet état vos frères confiants, par des procédés rusés et cruels, c’est le crime le plus terrible. Et ce crime vous le commettez, et c’est en quoi consiste votre service.

Aussi n’est-il pas étonnant que parmi vous, plus qu’en tout autre milieu, prime tout ce qui peut étouffer la conscience : le tabac, les cartes, l’al-