Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/151

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Il y a beau temps… j’ai déjà été au fourrage et j’ai vu Fräulein Mathilde.

— Ah ! Ah ! Et moi, mon cher, je me suis enfoncé, comme une triple buse… Une mauvaise chance du diable ! Elle a commencé après ton départ… Hé ! du thé ! » cria-t-il d’un air renfrogné.

Puis, grimaçant un sourire qui laissa voir ses dents petites et fortes, il passa ses doigts dans ses cheveux en broussailles.

« C’est le diable qui m’a envoyé chez ce Rat (c’était le surnom donné à l’officier)… Figure-toi… pas une carte, pas une !… »

Et Denissow, laissant tomber le feu de sa pipe, la jeta avec violence sur le plancher, où elle se brisa en mille morceaux. Après avoir réfléchi une demi-seconde en regardant gaiement Rostow de ses yeux noirs et brillants :

« Si au moins il y avait des femmes, passe encore, mais il n’y a rien à faire, excepté boire !… Quand donc se battra-t-on ?… Hé, qui est là ? ajouta-t-il, en entendant derrière la porte un bruit de grosses bottes et d’éperons, accompagné d’une petite toux respectueuse.

— Le maréchal des logis ! » annonça Lavrouchka.

Denissow s’assombrit encore plus.

« Ça va mal, dit-il, en jetant à Rostow sa bourse qui contenait quelques pièces d’or… Compte, je t’en prie, mon ami, ce qui me reste, et cache ma bourse sous mon oreiller. »

Il sortit.

Rostow s’amusa à mettre en piles égales les pièces d’or de différente valeur et à les compter machinalement, pendant que la voix de Denissow se faisait entendre dans la pièce voisine :

« Ah ! Télianine, bonjour ; je me suis enfoncé hier !

— Chez qui ?

— Chez Bykow.

— Chez le Rat, je le sais, » dit une autre voix flûtée.

Et le lieutenant Télianine, petit officier du même escadron, entra au même moment dans la chambre où se trouvait Rostow. Celui-ci, jetant la bourse sous l’oreiller, serra la main moite qui lui était tendue. Télianine avait été renvoyé de la garde peu temps avant la campagne ; sa conduite était maintenant exempte de tout reproche, et cependant il n’était pas aimé. Rostow surtout ne pouvait ni surmonter ni cacher l’antipathie involontaire qu’il lui inspirait.

« Eh bien, jeune cavalier, êtes-vous content de mon petit