Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/152

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Corbeau ? » (c’était le nom du cheval vendu à Rostow). Le lieutenant ne regardait jamais en face la personne à laquelle il parlait, et ses yeux allaient sans cesse d’un objet à un autre…

« Je vous ai vu le monter ce matin.

— Mais il n’a rien de particulier, c’est un bon cheval, répondit Rostow, qui savait fort bien que cette bête payée sept cents roubles n’en valait pas la moitié… Il boite un peu de la jambe gauche de devant.

— C’est le sabot qui se sera fendu : ce n’est rien, je vous apprendrai à y mettre un rivet.

— Oui, apprenez-le-moi.

— Oh ! c’est bien facile, ce n’est pas un secret ; quant au cheval, vous m’en remercierez.

— Je vais le faire amener, » dit aussitôt Rostow pour se débarrasser de Télianine.

Et il sortit.

Denissow, assis par terre dans la pièce d’entrée, les jambes croisées, la pipe à la bouche, écoutait le rapport du maréchal des logis. À la vue de Rostow, il fit une grimace, en lui indiquant du doigt par-dessus son épaule, avec une expression de dégoût, la chambre où était Télianine :

« Je n’aime pas ce garçon-là, » dit-il sans s’inquiéter de la présence de son subordonné.

Rostow haussa les épaules comme pour dire :

« Moi non plus, mais qu’y faire ? »

Et, ayant donné ses ordres, il retourna auprès de l’officier, qui était nonchalamment occupé à frotter ses petites mains blanches :

« Et dire qu’il existe des figures aussi antipathiques ! » pensa Rostow.

« Eh bien, avez-vous fait amener le cheval ? demanda Télianine, en se levant et en jetant autour de lui un regard indifférent.

— Oui, à l’instant.

— C’est bien… je n’étais entré que pour demander à Denissow s’il avait reçu l’ordre du jour d’hier ; l’avez-vous reçu, Denissow ?

— Non, pas encore ; où allez-vous ?

— Mais je vais aller montrer à ce jeune homme comment on ferre un cheval. »

Ils entrèrent dans l’écurie, et, sa besogne faite, le lieutenant retourna chez lui.