Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/226

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— Alors, asseyez-vous, mon ami, asseyez-vous ; étends la capote, Antonow. »

Le junker, qui n’était autre que Rostow, grelottait du frisson de la fièvre ; on le plaça sur la Matvéevna, sur ce même canon d’où l’on venait d’enlever le mort. Le sang dont était couvert le manteau tacha le pantalon et les mains du junker.

« Êtes-vous blessé, mon ami ? lui demanda Tonschine.

— Non, je ne suis que contusionné.

— Pourquoi y a-t-il du sang sur la capote ?

— C’est l’officier, Votre Noblesse, » dit l’artilleur, en l’essuyant avec sa manche, comme pour s’excuser de cette tache sur une de ses pièces.

Les canons, poussés par l’infanterie, furent hissés à grand’peine sur la montagne, et, arrivés enfin au village de Gunthersdorf, ils s’y arrêtèrent. Il y faisait tellement sombre, qu’on ne distinguait plus à dix pas les uniformes des soldats. La fusillade cessait peu à peu. Tout à coup elle reprit tout près, sur la droite, et des éclairs brillèrent dans l’obscurité. C’était une dernière tentative des Français, à laquelle nos soldats répondirent des maisons du village, dont ils sortirent aussitôt. Quant à Tonschine et à ses hommes, ne pouvant plus avancer, ils attendaient leur sort, en se regardant en silence. La fusillade cessa bientôt, et d’une rue détournée débouchèrent des soldats qui causaient bruyamment :

« Nous les avons crânement chauffés, camarades, ils ne s’y frotteront plus !

— Es-tu sain et sauf, Pétrow ?

— On n’y voit goutte, dit un autre… il fait noir comme dans un four… Frères, n’y a-t-il rien à boire ? »

Les Français avaient été définitivement repoussés, et les canons de Tonschine s’éloignèrent en avant dans la profondeur de l’obscurité, entourés de la clameur confuse de l’infanterie.

On aurait dit un sombre et invisible fleuve s’écoulant dans la même direction, dont le grondement était représenté par le murmure sourd des voix, le bruit des fers des chevaux et le grincement des roues. Du milieu de cette confusion s’élevaient, perçants et distincts, les gémissements et les plaintes des blessés, qui semblaient remplir à eux seuls ces ténèbres et se confondre avec elles en une même et sinistre impression. Quelques pas plus loin, une certaine agitation se manifesta dans cette foule mouvante : un cavalier monté sur un cheval