Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/249

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« Écoutez-le donc marcher, lui avait-il dit, en attirant l’attention de ce commensal sur le bruit des pas du prince. C’est sur ses talons qu’il marche, et nous savons ce que cela veut dire. »

Malgré tout, dès les neuf heures du matin, le prince, vêtu d’une petite pelisse de velours, avec un collet de zibeline et un bonnet pareil, sortit pour faire sa promenade habituelle. Il avait neigé la veille ; l’allée qu’il parcourait pour aller aux orangeries était balayée ; on voyait encore les traces du travail du jardinier, et une pelle se tenait enfoncée dans le tas de neige molle qui s’élevait en muraille des deux côtés du chemin. Le prince fit, en silence et d’un air sombre, le tour des serres et des dépendances :

« Peut-on passer en traîneau ? demanda-t-il au vieil intendant qui l’accompagnait et qui semblait être la copie fidèle de son maître.

— La neige est très profonde, Excellence : aussi ai-je donné l’ordre de la balayer sur la grande route. »

Le prince fit un signe d’approbation, et monta le perron.

« Dieu soit loué ! se dit l’intendant, le nuage n’a pas crevé. »

Et il ajouta tout haut :

« Il aurait été difficile de passer, Excellence ; aussi, ayant entendu dire qu’un ministre arrivait chez Votre Excellence… »

Le prince se retourna brusquement, et fixa sur lui des yeux pleins de colère :

« Comment, un ministre ? Quel ministre ? Qui a donné des ordres ? s’écria-t-il de sa voix dure et perçante. Pour la princesse ma fille, on ne balaye pas la route, et pour un ministre… Il ne vient pas de ministre !…

— Excellence, j’avais supposé…

— Tu as supposé, » continua le prince hors de lui.

Et en parlant à mots entrecoupés :

« Tu as supposé… brigand !… va-nu-pieds !… je t’apprendrai à supposer… »

Et, levant sa canne, il allait la laisser retomber certainement sur le dos d’Alpatitch, si celui-ci ne s’était instinctivement reculé.

Effrayé de la hardiesse de son mouvement, cependant tout naturel, Alpatitch inclina sa tête chauve devant le prince, qui, malgré cette marque de soumission ou peut-être à cause d’elle, ne releva plus sa canne, tout en continuant à crier :

« Brigand ! Qu’on rejette la neige sur la route !… »