Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/264

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Dire à sa fille qu’elle se faisait des illusions et qu’Anatole s’occupait de la Française était, il le savait bien, le plus sûr moyen de froisser son amour-propre. Sa cause serait gagnée ; en d’autres termes, son désir de garder sa fille serait satisfait. Cette idée le calma, et il appela Tikhone pour se faire déshabiller.

« C’est le diable qui les a envoyés, » se disait-il pendant que Tikhone passait la chemise de nuit sur ce vieux corps parcheminé, dont la poitrine était couverte d’une épaisse toison de poils gris.

« Je ne les ai pas invités, et les voilà qui me dérangent mon existence, et il me reste si peu de temps à vivre… Au diable ! »

Tikhone était habitué à entendre le prince parler tout haut ; aussi reçut-il d’un visage impassible le coup d’œil furibond qui émergeait de la chemise.

« Sont-ils couchés ? »

Tikhone, comme tous les valets de chambre bien appris, devinait d’instinct la direction des pensées de son maître :

« Ils se sont couchés et ont éteint leurs lumières, Excellence.

— Bien nécessaire, bien nécessaire, » marmotta le vieux.

Et, glissant ses pieds dans ses pantoufles, et endossant sa robe de chambre, il alla s’étendre sur le divan qui lui servait de lit.

Quoique peu de paroles eussent été échangées entre Anatole et Mlle Bourrienne, ils s’étaient parfaitement compris ; quant à la partie du roman qui précédait l’apparition de « ma pauvre mère », ils sentaient qu’ils avaient beaucoup de choses à se dire en secret ; aussi, dès le lendemain matin, cherchèrent-il les occasions d’un tête-à-tête, et ils se rencontrèrent inopinément dans le jardin d’hiver, pendant que la princesse Marie descendait, plus morte que vive, pour se rendre chez son père à l’heure habituelle. Il lui semblait que non seulement chacun savait que son sort allait se décider dans la journée, mais qu’elle-même y était toute disposée. Elle lisait cela sur la figure de Tikhone, sur celle du valet de chambre du prince Basile, qu’elle croisa dans le corridor, portant de l’eau chaude à son maître, et qui lui fit un profond salut.

Le vieux prince, ce matin-là, se montra plein de bienveillance et d’aménité pour sa fille ; elle connaissait depuis longtemps cette façon d’agir, qui n’empêchait pas ses mains sèches de se crisper de colère contre elle pour un problème d’arithmétique qu’elle ne saisissait pas assez vite, et qui le poussait à se lever,