Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/265

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à s’éloigner d’elle et à répéter à plusieurs reprises les mêmes paroles d’une voix sourde et contenue.

Il entama le sujet qui le préoccupait, sans la tutoyer :

« On m’a fait une proposition qui vous concerne, lui dit-il en souriant d’un sourire forcé ; vous aurez probablement deviné que le prince Basile n’a pas amené ici son élève (c’est ainsi qu’il appelait Anatole, sans trop savoir pourquoi) pour mes beaux yeux ; vous connaissez mes principes : c’est pour cela que je vous parle en ce moment.

— Comment dois-je vous comprendre, mon père ? dit la princesse, pâlissant et rougissant tour à tour.

— Comment comprendre ? s’écria le vieux en s’échauffant. Le prince Basile te trouve à son goût comme belle-fille et il te fait la proposition au nom de son élève : c’est clair ! Comment comprendre ? c’est à toi que je le demande.

— Je ne sais pas, mon père, ce que vous… murmura la princesse.

— Moi, moi, je n’ai rien à y voir, laissez-moi donc de côté, ce n’est pas moi qui me marie !… Que voulez-vous ?… c’est là ce qu’il me serait agréable d’apprendre ? »

La princesse devina que son père ne voyait pas ce mariage d’un bon œil, mais elle se dit aussitôt que c’était le moment ou jamais de décider de son sort. Elle baissa les yeux pour ne pas voir ce regard qui lui ôtait toute faculté de penser et devant lequel elle était habituée à plier :

« Je ne désire qu’une chose : agir selon votre volonté, mais s’il m’était permis d’exprimer mon désir…

— Parfait ! s’écria le prince en l’interrompant : il te prendra avec la dot et il y accrochera Mlle Bourrienne ; c’est elle qui sera sa femme, et toi… »

Il s’arrêta en voyant l’impression que ses paroles produisaient sur sa fille ; elle baissait la tête, et elle était prête à fondre en larmes.

« Voyons, voyons, je plaisante. Souviens-toi d’une chose, princesse, mes principes reconnaissent à une jeune fille le droit de choisir. Tu es libre, mais n’oublie pas que le bonheur de toute ta vie dépend du parti que tu vas prendre… je ne parle pas de moi.

— Mais je ne sais, mon père…

— Je n’en parle pas ; quant à lui, il épousera qui on voudra ; mais toi, tu es libre : va dans ta chambre, réfléchis, et apporte-moi ta réponse dans une heure ; tu auras à te prononcer devant