Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/277

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— Pourquoi l’as-tu jetée ?

— C’est une lettre de recommandation, je m’en moque pas mal.

— Comment, tu t’en moques pas mal ? mais elle te sera nécessaire.

— Je n’ai besoin de rien ; ce n’est pas moi qui irai mendier une place d’aide de camp !

— Pourquoi donc ?

— C’est un service de domestique.

— Ah ! tu es toujours le même, à ce que je vois, dit Boris.

— Et toi, toujours le même diplomate ; mais il ne s’agit pas de cela… que deviens-tu ? dit Rostow.

— Comme tu le vois, jusqu’à présent tout va bien, mais je t’avoue que mon but est d’être attaché comme aide de camp, et de ne pas rester dans les rangs.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’une fois qu’on est entré dans la carrière militaire, il faut tâcher de la faire aussi brillante que possible.

— Ah ! c’est comme cela ! »

Et il attacha des regards fixes sur son ami, en s’efforçant, mais en vain, de pénétrer le fond de sa pensée.

Le vieux Gavrilo entra avec le vin demandé.

« Il faudrait envoyer chercher Alphonse Carlovitch, il boirait avec toi à ma place.

— Si tu veux ; comment est-il ce Tudesque ? demanda Rostow d’un air méprisant.

— C’est un excellent homme, très honnête et très agréable. »

Rostow examina de nouveau Boris et soupira. Berg une fois revenu, la conversation des trois officiers devint plus vive, autour de la bouteille de vin. Ceux de la garde mettaient Rostow au courant des plaisirs qu’ils rencontraient sur leur marche, des réceptions qu’on leur avait faites en Russie, en Pologne et à l’étranger. Ils citaient les mots et les anecdotes de leur chef le grand-duc, à propos de sa bonté et de la violence de son caractère. Berg, qui, selon son habitude, se taisait toujours lorsque le sujet ne le touchait pas directement, raconta complaisamment comment en Galicie il avait eu l’honneur de causer avec Son Altesse Impériale, comment le grand-duc s’était plaint à lui de l’irrégularité de leur marche, et comment, s’approchant un jour en colère de la compagnie, il en avait appelé le chef « Arnaute » ! C’était l’expression favorite du césarévitch, dans ses accès d’emportement.

« Vous ne me croirez pas, comte, mais j’étais si sûr de mon