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Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/278

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bon droit, que je n’éprouvai pas la moindre frayeur ; sans me vanter, je vous avouerai que je connais aussi bien les ordres du jour et nos règlements, que « Notre Père qui êtes aux cieux ». Aussi n’y a-t-il jamais de fautes de discipline à reprocher ma compagnie, et je comparus devant lui avec une conscience tranquille… »

À ces mots, le narrateur se leva pour montrer comment il s’était avancé, en faisant le salut militaire. Il aurait été difficile de voir une figure témoignant à la fois plus de respect et de contentement de soi-même.

« Il écume, poursuivit-il, m’envoie à tous les diables, et m’accable d’« Arnaute » et de « Sibérie » ! Je me garde bien de répondre. « Es-tu muet ? » s’écrie-t-il. Je continue à me taire… Eh bien ! comte, qu’en dites-vous ? Le lendemain, dans l’ordre du jour, pas un mot à propos de cette scène ! Voilà ce que c’est que de ne pas perdre la tête ! Oui, comte, c’est ainsi, répéta-t-il, en allumant sa pipe et en lançant en l’air des anneaux de fumée.

— Je vous en félicite, » dit Rostow.

Mais Boris, devinant ses intentions moqueuses à l’endroit de Berg, détourna adroitement la conversation en priant son ami de leur dire quand et comment il avait été blessé. Rien ne pouvait être plus agréable à Rostow, qui commença son récit ; s’animant de plus en plus, il se mit à raconter l’affaire de Schöngraben, non pas comme elle s’était passée, mais comme il aurait souhaité qu’elle se fût passée c’est-à-dire embellie par sa féconde imagination. Rostow aimait sans doute la vérité, et tenait à s’y confirmer ; cependant il s’en éloigna malgré lui, imperceptiblement. Un exposé exact et prosaïque aurait été mal reçu par ses camarades, qui, ayant, comme lui, entendu plus d’une fois décrire des batailles, et s’en étant fait une idée précise, n’auraient ajouté aucune foi à ses paroles, et peut-être même l’auraient accusé de ne pas avoir saisi l’ensemble de ce qui s’était passé sous ses yeux. Comment leur raconter tout simplement qu’il était parti au galop, que, tombé de cheval, il s’était foulé le poignet et enfui à toutes jambes devant un Français ? Se borner ainsi à la pure vérité aurait demandé un grand effort de sa part. Lâchant la bride à sa fantaisie, il leur narra comment, au milieu du feu, une folle ardeur s’étant emparée de lui, il avait tout oublié, s’était précipité comme la tempête sur un carré, y sabrant de droite et de gauche, comment enfin il était tombé d’épuisement…, etc., etc.