Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/299

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« Le prince Bagration ne venant pas, nous pouvons commencer notre séance, » dit Weirother, en se levant avec empressement pour se rapprocher de la table, sur laquelle était étalée, une immense carte topographique des environs de Brünn.

Koutouzow, dont l’uniforme déboutonné laissait prendre l’air à son large cou de taureau, enfoncé dans un fauteuil à la Voltaire, ses petites mains potelées de vieillard symétriquement posées sur les bras du fauteuil, paraissait endormi, mais le son de la voix de Weirother lui fit ouvrir avec effort l’œil qui lui restait.

« Oui, je vous en prie, autrement il sera trop tard… »

Et sa tête retomba sur sa poitrine, et son œil se referma.

Quand la lecture commença, les membres du conseil auraient pu croire qu’il faisait semblant de dormir, mais son ronflement sonore leur prouva bientôt qu’il avait cédé malgré lui à cet invincible besoin de sommeil, inhérent à la nature humaine, en dépit de son désir de témoigner son dédain pour les dispositions qui avaient été arrêtées. En effet, il dormait profondément. Weirother, trop occupé pour perdre une seconde, lui jeta un coup d’œil, prit un papier et commença d’un ton monotone la lecture très compliquée et très difficile à suivre de la dislocation des troupes :

« Dislocation des troupes pour l’attaque des positions ennemies derrière Kobelnitz et Sokolenitz, du 30 novembre 1805.

« Vu que le flanc gauche de l’ennemi s’appuie sur des montagnes boisées et que son aile droite s’étend le long des étangs derrière Kobelnitz et Sokolenitz et que notre flanc gauche déborde de beaucoup son flanc droit, il serait avantageux d’attaquer l’aile droite de l’ennemi ; si nous parvenons surtout à nous emparer des villages de Kobelnitz et de Sokolenitz, nous nous trouverions alors dans la possibilité de tomber sur le flanc de l’ennemi et de le poursuivre dans la plaine, entre Schlappanitz et le bois de Turass, en évitant les défilés entre Schlappanitz et Bellovitz, qui couvrent le front de l’ennemi. Il est indispensable dans ce but… La première colonne marche… la seconde colonne marche… la troisième colonne marche, etc. »

Ainsi lisait Weirother, pendant que les généraux essayaient de le suivre, avec un déplaisir manifeste. Le blond général Bouxhevden, de haute taille, debout et le dos appuyé au mur, les yeux fixés sur la flamme d’une des bougies, affectait même de ne pas écouter. À côté de lui, Miloradovitch, avec sa figure haute en couleur, sa moustache retroussée, assis avec un lais-