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Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/300

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ser-aller militaire, les coudes en dehors et les mains sur les genoux, en face de Weirother, fixait sur lui, tout en gardant un silence opiniâtre, ses grands yeux brillants, qu’il reportait, à la moindre pause, sur ses collègues, sans qu’il leur fût possible de se rendre compte de la signification de ce regard. Était-il pour ou contre, mécontent ou satisfait des mesures prises ? Le plus rapproché de Weirother était le comte de Langeron, qui avait le type d’un Français du midi ; un fin sourire n’avait cessé d’animer son visage pendant la lecture, et ses yeux suivaient le jeu de ses doigts fluets qui faisaient tourner une tabatière en or ornée d’une miniature. Au milieu d’une des plus longues périodes il avait relevé la tête, et il était sur le point d’interrompre Weirother avec une politesse presque blessante : mais le général autrichien, sans s’arrêter, fronçant le sourcil, fit un geste impératif de la main comme s’il voulait lui dire : « Après, après, vous me ferez vos observations ; maintenant suivez sur la carte et écoutez. » Langeron, surpris, leva les yeux au ciel, se tourna en cherchant une explication du côté de Miloradovitch ; mais, rencontrant son regard sans expression, il pencha tristement la tête et recommença à faire tourner sa tabatière.

« Une leçon de géographie ! » murmura-t-il à demi-voix, mais assez haut cependant pour être entendu.

Prsczebichewsky, tenant comme un cornet acoustique la main près de son oreille avec une politesse respectueuse mais digne, avait l’air d’un homme dont l’attention est complètement absorbée. Doktourow, de petite taille, d’un extérieur modeste et d’une volonté à toute épreuve, à demi penché sur la carte, étudiait consciencieusement le terrain qui lui était inconnu. Il avait à plusieurs reprises prié Weirother de répéter les mots qu’il n’avait pas saisis au passage et les noms des différents villages, qu’il inscrivait au fur et à mesure sur son carnet.

La lecture, qui avait duré plus d’une heure, une fois terminée, Langeron, arrêtant le mouvement de rotation de sa tabatière sans s’adresser à personne en particulier, exprima son opinion sur la difficulté d’exécuter ce plan, qui n’était fondé que sur une position supposée de l’ennemi, tandis que cette position ne pouvait être exactement reconnue, vu la fréquence de ses mouvements. Ces objections étaient fondées ; mais leur but évident était, cela se voyait, de faire sentir au général autrichien qu’il leur avait lu son projet avec l’assurance d’un régent de collège dictant une leçon à ses écoliers, et qu’il avait