Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/314

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et que, le drapeau en main, j’avancerai, en culbutant tout sur mon passage ! » si bien qu’en voyant défiler devant lui les bataillons, il ne pouvait s’empêcher de se dire : « Voici peut-être justement le drapeau avec lequel je m’élancerai en avant ! »

Sur le sol s’étendait un givre léger, qui fondait peu à peu en rosée, tandis que dans le ravin tout était enveloppé d’un brouillard intense ; on n’y voyait absolument rien, surtout à gauche, où étaient descendues nos troupes et d’où partait la fusillade. Le soleil brillait de tout son éclat au-dessus de leurs têtes, dans un ciel bleu foncé. Au loin devant elles, sur l’autre bord de cette mer blanchâtre, se dessinaient les crêtes boisées des collines ; c’était là que devait se trouver l’ennemi. À droite, la garde s’engouffrait dans ces vapeurs, ne laissant après elle que l’écho de sa marche ; à gauche, derrière le village, des masses de cavalerie s’avançaient pour disparaître à leur tour. Devant et derrière s’écoulait l’infanterie. Le général en chef assistait au défilé des troupes à la sortie du village : il avait l’air épuisé et irrité. L’infanterie s’arrêta tout à coup devant lui, sans en avoir reçu l’ordre, évidemment à cause d’un obstacle qui barrait la route à sa tête de colonne :

« Mais dites donc enfin qu’on se fractionne en bataillons et qu’on tourne le village, dit Koutouzow sèchement au général qui s’avançait. Comment ne comprenez-vous pas qu’il est impossible de se développer ainsi dans les rues d’un village quand on marche à l’ennemi ?

— Je comptais précisément, Votre Excellence, me reformer en avant du village. »

Koutouzow sourit aigrement.

« Charmante idée vraiment que de développer votre front en face de l’ennemi !

— L’ennemi est encore loin, Votre Haute Excellence. D’après la disposition…

— Quelle disposition ? s’écria-t-il avec colère. Qui vous l’a dit ?… Veuillez faire ce que l’on vous ordonne.

— J’obéis, dit l’autre.

— Mon cher, dit Nesvitsky à l’oreille du prince André, le vieux est d’une humeur de chien. »

Un officier autrichien, en uniforme blanc avec un plumet vert, aborda en ce moment Koutouzow et lui demanda, de la part de l’Empereur, si la quatrième colonne était engagée dans l’action.

Koutouzow se détourna sans lui répondre ; son regard tom-