Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/315

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bant par hasard sur le prince André, il s’adoucit, comme pour le mettre en dehors de sa mauvaise humeur.

« Allez voir, mon cher, lui dit-il, si la troisième division a dépassé le village. Dites-lui de s’arrêter et d’attendre mes ordres, et demandez-lui, ajouta-t-il en le retenant, si les tirailleurs sont postés et ce qu’ils font… ce qu’ils font ? » murmura-t-il, sans rien répondre à l’envoyé autrichien.

Le prince André, ayant dépassé les premiers bataillons, arrêta la troisième division et constata en effet l’absence de tirailleurs en avant des colonnes. Le chef du régiment reçut avec stupéfaction l’ordre envoyé par le général en chef de les poster ; il était convaincu que d’autres troupes se déployaient devant lui et que l’ennemi devait être au moins à dix verstes. Il ne voyait en effet devant lui qu’une étendue déserte, qui semblait s’abaisser doucement et que recouvrait un épais brouillard. Le prince André revint aussitôt faire son rapport au général en chef, qu’il trouva au même endroit, toujours à cheval et lourdement affaissé sur sa selle, de tout le poids de son corps. Les troupes étaient arrêtées, et les soldats avaient mis leurs fusils la crosse à terre.

« Bien, bien, » dit-il.

Et se tournant vers l’Autrichien, qui, une montre à la main, l’assurait qu’il était temps de se remettre en marche, puisque toutes les colonnes du flanc gauche avaient opéré leur descente :

« Rien ne presse, Excellence, dit-il en bâillant… Nous avons bien le temps ! »

Au même moment, ils entendirent derrière eux les cris des troupes, répondant au salut de certaines voix, qui s’avançaient avec rapidité le long des colonnes en marche. Lorsque les soldats du régiment devant lequel il se tenait crièrent à leur tour, Koutouzow recula de quelques pas et fronça le sourcil. Sur la route de Pratzen arrivait au galop un escadron de cavaliers de diverses couleurs, dont deux se détachaient en avant des autres ; l’un, en uniforme noir, avec un plumet blanc, montait un cheval alezan à courte queue ; l’autre, en uniforme blanc, était sur un cheval noir. C’étaient les deux empereurs et leur suite. Koutouzow, avec l’affectation d’un subordonné qui est à son poste, commanda aux troupes le silence, et, faisant le salut militaire, s’approcha de l’Empereur. Toute sa personne et ses manières, subitement métamorphosées, avaient pris l’apparence de cette soumission aveugle de l’inférieur, qui