Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/357

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pins, couverte de neige à moitié fondue, et à quatre-vingts pas de la route où ils avaient laissé leurs traîneaux. À partir de l’endroit où se tenaient les témoins jusqu’aux sabres que Nesvitsky et Rostow avaient fichés en terre à dix pas l’un de l’autre, en guise de barrières, ils avaient laissé des traces sur la neige molle et profonde, en comptant les quarante pas qui devaient séparer les adversaires. Il dégelait, et d’humides vapeurs voilaient le paysage au delà de cette distance. Bien que tout fût prêt depuis trois minutes, personne ne donnait encore le signal ; tous se taisaient.


V

« Eh bien, qu’on commence ! s’écria Dologhow.

— Eh bien ! » répéta Pierre en souriant.

La situation devenait terrible. L’affaire, si insignifiante au début, ne pouvait plus maintenant être arrêtée. Elle suivait fatalement sa marche en dehors de toute volonté humaine ; elle devait s’accomplir ! Denissow s’avança jusqu’à la barrière :

« Les adversaires, dit-il, s’étant refusés à toute réconciliation, on peut commencer. Qu’on prenne les pistolets, et qu’on se porte en avant au mot « trois ! »

« Une ! deux ! trois ! » compta Denissow d’une voix sourde, en se reculant. Les combattants s’avancèrent sur le sentier frayé, et chacun d’eux voyait peu à peu émerger du brouillard la figure de son adversaire. Ils avaient le droit de tirer à volonté en marchant. Dologhow s’avançait sans se hâter et sans lever son pistolet : ses yeux bleus brillaient et regardaient fixement Pierre ; sa bouche se plissait en un semblant de sourire.

Au mot : « trois ! » Pierre marcha rapidement ; s’écartant du sentier battu, il s’enfonça dans la neige. Tenant son pistolet le bras tendu en avant, dans la crainte de se blesser lui-même, il cherchait à soutenir sa main droite avec sa main gauche, qu’il avait instinctivement rejetée en arrière, tout en comprenant l’inutilité de cet effort ; au bout de quelques pas, il se retrouva sur le chemin, regarda à ses pieds, jeta un coup d’œil sur Dologhow, et tira. Ne s’attendant pas à un choc aussi violent, Pierre tressaillit, s’arrêta et sourit de son impression. La fumée, rendue encore plus épaisse par le brouillard, l’empê-