Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/358

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cha d’abord de rien distinguer, et il attendait en vain l’autre coup, lorsque des pas précipités se firent entendre, et il entrevit, au milieu de la fumée, Dologhow pressant d’une main son côté gauche, et de l’autre serrant convulsivement son pistolet abaissé. Rostow était accouru à lui.

« Non… siffla entre ses dents Dologhow, non, ce n’est pas fini ! » et, faisant en chancelant quelques pas, il tomba sur la neige à côté du sabre. Sa main gauche était couverte de sang ; il l’essuya à son uniforme et s’appuya dessus ; son visage pâle et sombre tremblait avec une contraction nerveuse.

« Je vous… commença-t-il à dire, et il ajouta avec effort : prie !… » Pierre, retenant avec peine un sanglot, allait s’approcher de lui, lorsqu’il lui cria : « À la barrière ! » Pierre comprit et s’arrêta. Ils n’étaient plus qu’à dix pas l’un de l’autre. Dologhow plongea sa tête dans la neige, en remplit sa bouche avec avidité, se redressa sur son séant et chercha à retrouver son équilibre, tout en ne cessant de sucer et de manger cette neige glacée. Ses lèvres frissonnaient, mais ses yeux brillaient de l’éclat de la haine, et, réunissant toutes ses forces dans un dernier effort, il leva son pistolet et visa lentement.

« De côté, couvrez-vous du pistolet, s’écria Nesvitsky.

— Couvrez-vous donc ! » s’écria malgré lui Denissow, bien qu’il fût le témoin de Dologhow.

Pierre, avec un doux sourire de pitié et de regret, s’était abandonné sans défense et offrait sa large poitrine au pistolet de Dologhow, qu’il regardait tristement. Les trois témoins fermèrent les yeux. Le coup partit, et Dologhow, s’écriant avec férocité : « Manqué ! » retomba la face contre terre.

Pierre se prit la tête dans les mains et, retournant sur ses pas, entra dans la forêt en marchant dans la neige à grandes enjambées.

« C’est bête… c’est bête ! disait-il. Mort ? ce n’est pas vrai ! »

Nesvitsky le rejoignit et le conduisit chez lui.

Rostow et Denissow emmenèrent Dologhow, qui, grièvement blessé et étendu au fond du traîneau, restait immobile, les yeux fermés, sans répondre à leurs questions ; ils étaient à peine rentrés en ville qu’il revint à lui, et, relevant péniblement la tête, il prit la main de Rostow, qui fut frappé du changement complet de l’expression de sa figure, devenue douce et attendrie.

« Comment te sens-tu ?

— Mal ! mais ce n’est pas là l’important. Mon ami, dit-il