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Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/420

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même, par courrier, n’est pas une blague éhontée, on m’assure que Bennigsen a remporté une victoire sur Bonaparte à Eylau. Pétersbourg est dans la joie, et il pleut des récompenses pour l’armée. C’est un Allemand, mais je l’en félicite néanmoins. Je ne comprends pas ce que fait le nommé Hendrikow à Kortchew : ni les vivres, ni les renforts ne sont arrivés jusqu’à présent. Pars, pars à la minute, et dis-lui que je lui ferai couper la tête si je ne reçois pas le tout dans le courant de la semaine. On a reçu une lettre de Pétia du champ de bataille de Preussisch-Eylau ; il a pris part au combat… tout est vrai ! Quand ceux que cela ne regarde pas ne s’en mêlent pas, un Allemand même peut battre Napoléon. On le dit en fuite et très entamé. Ainsi donc, va de suite à Kortchew et exécute mes ordres ! »

La seconde lettre qu’il décacheta était une interminable épître de Bilibine : il la mit de côté pour la lire plus tard :

« Aller à Kortchew ?… ce n’est pas certes maintenant que j’irai !… Je ne puis abandonner mon enfant malade !… »

Il jeta un coup d’œil dans l’autre chambre, et vit sa sœur encore debout à côté du lit de l’enfant qu’elle berçait.

« Quelle est donc cette autre nouvelle désagréable que Bilibine me donne ? Ah ! oui, la victoire,… maintenant que j’ai quitté l’armée !… Oui, oui, il se moque toujours de moi… tant mieux, si cela l’amuse… » Et, sans en comprendre la moitié, il se mit à lire la lettre de Bilibine, pour cesser de penser à ce qui le tourmentait et le préoccupait si exclusivement.


IX

Bilibine, attaché au quartier général en qualité de diplomate, lui écrivait en français une longue lettre pleine de saillies à la française, mais dépeignant la campagne avec une franchise et une hardiesse toutes patriotiques, et ne reculant pas devant un jugement, fût-il même railleur, sur nos faits et gestes. En la lisant, on s’apercevait bien vite que, ennuyé de la discrétion de rigueur imposée aux diplomates, il était heureux de pouvoir épancher toute sa bile dans le sein d’un correspondant aussi sûr que le prince André. Cette lettre, déjà ancienne, était datée d’avant la bataille de Preussisch-Eylau :