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Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/421

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« Depuis nos grands succès d’Austerlitz, vous le savez, mon cher prince, je ne quitte plus les quartiers généraux. Décidément j’ai pris goût à la guerre, et bien m’en a pris. Ce que j’ai vu ces trois mois est incroyable.

« Je commence ab ovo. L’« ennemi du genre humain », comme vous savez, s’attaque aux Prussiens. Les Prussiens sont nos fidèles alliés, qui ne nous ont trompés que trois fois depuis trois ans. Nous prenons fait et cause pour eux. Mais il se trouve que l’« ennemi du genre humain » ne fait nulle attention à nos beaux discours, et, avec sa manière impolie et sauvage, se jette sur les Prussiens, sans leur donner le temps de finir la parade commencée, en deux tours de main les rosse à plate couture et va s’installer au palais de Potsdam.

« J’ai le plus vif désir, écrit le roi de Prusse à Bonaparte, que Votre Majesté soit accueillie et traitée dans mon palais d’une manière qui lui soit agréable, et c’est avec empressement que j’ai pris à cet effet toutes les mesures que les circonstances me permettaient. Puissé-je avoir réussi ! » Les généraux prussiens se piquent de politesse envers les Français et mettent bas les armes aux premières sommations.

« Le chef de la garnison de Glogau, avec dix mille hommes, demande au roi de Prusse ce qu’il doit faire s’il est sommé de se rendre ?… Tout cela est positif !

« Bref, espérant en imposer seulement par notre attitude militaire, il se trouve que nous voilà en guerre pour tout de bon, et, qui plus est, en guerre sur nos frontières avec et pour le roi de Prusse. Tout est au grand complet, il ne nous manque qu’une petite chose : c’est le général en chef. Comme il s’est trouvé que les succès d’Austerlitz auraient pu être plus décisifs si le général en chef eût été moins jeune, on fait la revue des octogénaires, et, entre Prosorofsky et Kamensky, on donne la préférence au dernier. Le général nous arrive en kibik, à la manière de Souvarow, et est accueilli avec des acclamations de joie et de triomphe.

« Le 4 arrive le premier courrier de Pétersbourg, On apporte les malles dans le cabinet du maréchal, qui aime à faire tout par lui-même. On m’appelle pour aider à faire le triage des lettres et prendre celles qui nous sont destinées. Le maréchal nous regarde faire et attend les paquets qui lui sont adressés. Nous cherchons… il n’y en a point. Le maréchal devient impatient, se met lui-même à la besogne, et trouve des lettres de l’Empereur pour le comte T., pour le