Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/428

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L’intendant en chef, aux yeux de qui les entreprises du jeune comte étaient de l’extravagance pure, aussi désavantageuses pour lui que pour le propriétaire et pour les paysans mêmes, lui fit des concessions. Tout en lui représentant que l’émancipation était chose impossible, il fit toutefois commencer dans tous les biens des bâtisses énormes, pour asiles, écoles et hôpitaux. Partout il fit préparer des réceptions pompeuses et solennelles, assuré à part lui qu’elles déplairaient à Pierre ; mais il pensait que ces processions, d’un caractère religieux et patriarcal, avec le pain et le sel, et les images en tête, étaient justement ce qui agirait le plus fortement sur l’imagination de son seigneur, et contribueraient à entretenir ses illusions.

Le printemps du Midi, le voyage dans une bonne calèche de Vienne, son tête-à-tête avec lui-même, lui causèrent de véritables jouissances. Ces biens, qu’il visitait pour la première fois, étaient plus beaux l’un que l’autre. Le paysan lui parut heureux, prospère, et touché de ses bienfaits. Les réceptions qu’on lui faisait partout l’embarrassaient sans doute un peu, mais, au fond du cœur, il en éprouvait une douce émotion. Dans un des villages, une députation lui offrit, avec le pain et le sel, l’image de saint Pierre et saint Paul, en lui demandant l’autorisation d’ajouter à l’église, aux frais de la commune, une chapelle en l’honneur de son patron saint Pierre. Dans un autre endroit, les femmes, avec leurs nourrissons sur les bras, le remercièrent de les avoir délivrées des travaux fatigants. Dans un troisième, le prêtre, la croix à la main, lui présenta les enfants auxquels, grâce à sa générosité, il donnait les premiers éléments de l’instruction. Partout il voyait s’élever et s’achever, sur le plan qu’il en avait donné, les hôpitaux, les écoles et les asiles, à la veille de s’ouvrir. Partout il révisait les comptes des intendants des biens, où les corvées étaient diminuées de moitié, et recevait, pour cette nouvelle preuve de bonté, les remerciements de ses paysans, vêtus de leurs caftans de drap gros bleu.

Seulement, Pierre ignorait que le village qui lui avait offert le pain et le sel, et qui désirait construire une chapelle, était un bourg très commerçant et que la chapelle était commencée depuis longtemps par les richards de l’endroit, ceux-là mêmes qui s’étaient présentés à lui, tandis que les neuf dixièmes des paysans étaient ruinés. Il ignorait aussi qu’à la suite de son ordre de ne pas envoyer les nourrices au travail de la corvée, ces mêmes nourrices étaient assujetties à un travail bien autre-