Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/429

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ment pénible dans leurs propres champs. Il ignorait encore que le prêtre qui l’avait reçu la croix à la main pesait lourdement sur les paysans, prélevant de trop fortes dîmes en nature, et que les élèves qui l’entouraient lui étaient confiés à contre-cœur, et rachetés le plus souvent par les parents, au prix d’une forte rançon. Il ignorait que ces nouveaux bâtiments en pierre, élevés d’après ses plans, étaient construits par ses paysans, dont ils augmentaient par le fait la corvée, diminuée seulement sur le papier. Il ignorait enfin que là où l’intendant portait dans le livre les redevances comme moindres d’un tiers, ce tiers était compensé par une augmentation de corvées. Aussi Pierre, enchanté des résultats de son inspection, se sentait réchauffé d’une nouvelle ardeur philanthropique, et écrivait des lettres pleines d’exaltation au frère instructeur, ainsi qu’il appelait le Vénérable.

« Comme c’est facile d’être bon ! comme ça demande peu d’efforts, pensait Pierre, et combien peu nous y songeons ! »

Il était heureux de la reconnaissance qu’on lui témoignait, mais cette reconnaissance même le rendit tout honteux à l’idée de tout le bien qu’il aurait encore pu faire.

L’intendant en chef, bête mais rusé, avait parfaitement compris le jeune comte, intelligent mais naïf, et le jouait de toutes les façons. Il profita de l’effet produit par les réceptions qu’il avait habilement commandées à l’avance, pour y trouver de nouveaux arguments contre l’émancipation des paysans, et lui assurer que ces derniers étaient parfaitement heureux.

Pierre lui donnait raison dans le fond de son cœur : il ne pouvait se représenter des gens plus contents, et compatissait au sort qui les attendait lorsqu’ils seraient libres ; malgré tout, par un sentiment de justice, il ne voulait en démordre à aucun prix.

L’intendant promit de faire tous ses efforts pour exécuter la volonté du comte, bien convaincu à l’avance que son maître ne serait jamais en état de réviser ses actes, de s’assurer s’il avait fait son possible pour vendre assez de forêts et de biens, afin de dégager le reste, qu’il ne ferait pas de questions et ne saurait jamais que les bâtisses élevées dans une intention philanthropique restaient sans usage, et que les paysans continuaient à payer en argent et en travail la même redevance que partout ailleurs, c’est-à-dire tout ce qu’ils pouvaient humainement payer.