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Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/438

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— De penser ainsi à la vie, à la destinée de l’homme. C’étaient aussi mes idées, et savez-vous ce qui m’a sauvé ? La franc-maçonnerie ! Ne souriez pas : elle n’est pas, comme je le pensais et comme je le croyais, une secte religieuse qui se borne à de vaines cérémonies, mais elle est l’unique expression de ce qu’il y a de meilleur, d’éternel dans l’humanité… » Et il lui expliqua que la franc-maçonnerie, comme il la comprenait, était la doctrine chrétienne, affranchie des entraves sociales et religieuses, et la simple mise en action de l’égalité, de la fraternité, de la charité.

« Notre sainte association est la seule qui comprenne le vrai but de la vie, tout le reste est un mirage ; en dehors d’elle, tout est mensonge et iniquité, si bien qu’en dehors d’elle il ne reste plus à un homme bon et intelligent qu’à végéter, comme vous le faites, en se gardant seulement de faire du tort à son prochain. Mais si une fois vous admettez nos principes fondamentaux, si vous entrez dans notre ordre, si, vous y abandonnant, vous vous laissez diriger par lui, vous sentirez aussitôt, comme je l’ai senti moi-même, que vous êtes un anneau de cette chaîne invisible et éternelle, dont le premier chaînon est caché dans les cieux. »

Le prince André regardait devant lui et écoutait sans mot dire, se faisant parfois répéter ce que le bruit des roues l’avait empêché d’entendre. L’éclat de ses yeux, son silence même faisaient espérer à Pierre que ses paroles n’avaient pas été vaines, et qu’elles ne seraient pas reçues avec ironie.

Ils arrivèrent ainsi à une rivière débordée qu’il fallait traverser en bac ; ils descendirent de la voiture, pendant qu’on la plaçait sur le bac avec les chevaux.

Le prince André, appuyé à la balustrade, regardait silencieusement cette masse d’eau qui scintillait au soleil couchant :

« Eh bien, qu’en pensez-vous ? pourquoi ne répondez-vous pas ?

— Ce que je pense ? mais je t’écoute ! Tout cela est fort bien ! Tu me dis : entre dans notre ordre et nous t’enseignerons le but de la vie, la destination de l’homme et les lois qui régissent le monde. Mais qui êtes-vous donc ? des hommes ! D’où vient alors que vous sachiez tout et d’où vient que je ne voie pas ce que vous voyez ? Pour vous, la vertu et la vérité doivent régner sur la terre, et moi, je ne m’en aperçois pas !

— Croyez-vous à la vie future ? lui demanda Pierre, en l’interrompant.