Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/439

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— À la vie future ? murmura le prince André. Pierre, trouvant une négation dans cette réponse de son ami, et connaissant de longue date son athéisme, poursuivit :

— Vous me dites que vous ne pouvez voir le règne de la vertu et de la vérité sur cette terre ? je ne le vois pas non plus et on ne peut pas le voir, si on considère notre vie comme la fin de tout. Sur cette terre, il n’y a ni vérité, ni vertu… tout est mensonge ; mais dans la création universelle, c’est la vérité qui gouverne. Sans doute, nous sommes les enfants de cette terre, mais dans l’éternité nous sommes les enfants de l’univers. Je sens malgré moi que je suis une parcelle de cet harmonieux et immense ensemble. Je sens que, dans cette innombrable myriade d’êtres, qui sont les manifestations de la divinité ou de cette force supérieure, si vous l’aimez mieux, je suis un chaînon, un degré dans l’échelle ascendante. Si je vois clairement devant mes yeux cette échelle qui monte de la plante jusqu’à l’homme, pourquoi supposerais-je qu’elle s’arrête à moi, sans monter plus haut ? De même que rien ne se perd dans ce monde, de même je ne puis me perdre dans le néant ! Je sais que j’ai été et que je serai ! Je sais qu’à part moi et au-dessus de moi vivent des esprits, et que dans ce monde demeure la vérité !

— Oui, c’est la doctrine de Herder, dit le prince André, mais ce n’est pas elle qui me convaincra ! La vie et la mort, voilà ce qui vous persuade !… Lorsqu’on voit un être qui vous est cher, qui est lié à votre existence, envers lequel on a eu des torts qu’on espérait réparer… (et sa voix trembla)… et que tout à coup cet être souffre, se débat sous l’étreinte de la douleur et cesse d’exister… on se demande pourquoi ! Qu’il n’y ait pas de réponse à cela, c’est impossible, et je crois qu’il y en a une ! Voilà ce qui peut convaincre, voilà ce qui m’a convaincu.

— Mais, dit Pierre, n’ai-je pas dit la même chose ?

— Non, je veux dire que ce ne sont pas les raisonnements qui vous mènent à admettre la nécessité de la vie future, mais lorsqu’on marche à deux dans la vie, et que tout à coup votre compagnon disparaît, là-bas, dans le vide, qu’on s’arrête devant cet abîme, qu’on y regarde… la conviction s’impose, et j’ai regardé !…

— Eh bien, alors ! Vous savez qu’il y a un là-bas, et qu’il y a quelqu’un, c’est-à-dire la vie future et Dieu ! »

Le prince André ne répondit rien. La calèche et les chevaux avaient depuis longtemps passé sur l’autre rive, le soleil était