Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/452

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— Laissez-moi donc tranquille ! s’écria Denissow en s’échauffant tout à coup. Eh bien, oui, c’est moi qui répondrai, et pas vous ! Que me chantez-vous là ?… Prenez garde à vous. Marche !

— C’est bien ! s’écria à son tour le petit officier, sans broncher, ni quitter la place.

— Au diable… marche !… et prenez garde à vous !… et Denissow fit tourner la tête au cheval de son antagoniste.

— Bien, bien, dit celui-ci d’un air menaçant et il prit un trot qui le secouait sur sa selle.

— Un chien, un chien vivant, un vrai chien sur une palissade !… » C’était la raillerie la plus sanglante qu’un cavalier pût adresser à un fantassin à cheval. — Je leur ai enlevé de force leur convoi ! dit-il en riant et en s’approchant de Rostow… Impossible de laisser nos hommes crever de faim ! »

Les charrettes capturées étaient destinées à un régiment d’infanterie, mais, ayant appris par Lavrouchka qu’elles n’étaient pas escortées, Denissow s’en était emparé avec ses hussards. On distribua aussitôt des doubles rations de biscuit, et les autres escadrons en eurent leur part.

Le lendemain, le chef du régiment fit venir Denissow et le regardant à travers ses doigts écartés :

« Voilà, dit-il, comment j’envisage la chose : je ne veux rien en savoir et ne fais aucune enquête, mais je vous conseille de vous rendre à l’état-major, et d’y arranger votre affaire avec la direction des vivres. Faites votre possible pour donner un reçu constatant qu’il vous a été fourni tant ; car autrement ce sera inscrit au compte du régiment d’infanterie, et l’enquête, une fois commencée, peut tourner mal. »

Denissow se rendit immédiatement à l’état-major, tout disposé à suivre ce conseil, mais à son retour il était dans un tel état, que Rostow, qui ne l’avait jamais vu ainsi, en fut terrifié. Il ne pouvait ni parler, ni respirer, et ne répondait aux questions de son ami que par des injures et des menaces lancées d’une voix faible et enrouée…

Rostow l’engagea à se déshabiller, à boire un peu d’eau, et envoya chercher le médecin.

« Comprends-tu cela ?… On veut me juger pour pillage !… Donne-moi de l’eau !… eh bien, qu’on me juge ; mais je punirai toujours les lâches, je le dirai à l’Empereur. Donne-moi de la glace ! »

Le médecin le saigna, et un sang noir remplit toute une