Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/453

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assiette. Une fois soulagé, il fut en état de raconter à Rostow ce qui lui était arrivé :

« J’arrive… où est le chef ?… on me l’indique… Il faudra que vous attendiez !… Impossible, mon service me réclame, j’ai fait trente verstes, je n’ai pas le temps d’attendre, annoncez-moi !… Il daigne enfin paraître, ce voleur en chef ; il me fait la leçon : « C’est du brigandage !… — Le brigand, dis-je, n’est pas celui qui s’empare des vivres pour nourrir ses soldats, mais celui qui les fourre dans sa poche ! » Bon, il m’engage alors à signer un reçu chez le commissaire, et m’annonce que l’affaire suivra son cours. J’entre chez le commissaire, il est à table… Qui vois-je ? Voyons, devine !… Qui est-ce qui nous affame ? s’écria Denissow, en frappant la table de son bras malade avec une telle violence que la planche vacilla et que les verres s’entrechoquèrent… Telianine ! « Comment, c’est toi qui arrêtes nos vivres ? Une fois déjà on t’a tapé sur la figure et tu t’en es tiré assez heureusement… » et je lui en ai dit, que c’était un plaisir ! poursuivit-il avec une joie féroce, en montrant ses dents blanches sous ses noires moustaches.

— Voyons, ne crie pas, calme-toi, voilà le sang qui coule de nouveau ; attends que je te bande le bras. »

On le coucha, et il se réveilla dans son état habituel.

Le lendemain, la journée n’était pas encore passée, que l’aide de camp du régiment vint le trouver d’un air sérieux et chagrin pour lui montrer le papier officiel du chef du régiment, et lui adressa des questions au sujet de l’aventure de la veille. Il lui confia également que l’affaire semblait prendre une tournure fâcheuse, qu’une commission militaire était nommée, et que, vu la sévérité déployée habituellement dans les cas de maraude et d’indiscipline, il devrait s’estimer heureux s’il n’était que dégradé.

L’affaire avait été exposée ainsi de la part des plaignants : le major Denissow, après avoir enlevé de force un convoi, s’était présenté sans y être invité, et « pris de vin », devant l’intendant en chef, l’avait appelé voleur, l’avait menacé de le frapper, et, emmené de là, s’était élancé dans les bureaux, y avait battu deux employés, dont l’un avait eu le bras foulé.

Denissow répondit en riant que c’était une histoire faite à plaisir, que ça n’avait aucun sens, qu’il n’avait peur d’aucun jugement, et que, si ces misérables l’attaquaient, il saurait bien leur fermer la bouche, et qu’ils s’en souviendraient.